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— Mais, maintenant, tu es mutilé, — reprit l’interprète ; — comment pourras-tu manœuvrer ?

— Une main suffit au gouvernail… ma compagne orientera la voile… Métier de femme, puisqu’il s’agit de manier de la toile, — ajouta gaiement le marin pour donner confiance au Romain.

— Va donc, — dit l’interprète. — Que les dieux te conduisent…

La barque, poussée à flot par plusieurs soldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, que le vent n’avait pas encore emplie ; mais bientôt, tendue par Méroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile se gonfla, s’arrondit sous le souffle de la brise ; le bateau s’inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vagues comme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, se tenait debout à la proue. Ses cheveux noirs flottaient au vent, parfois la blanche écume de l’océan, après avoir jailli sous la proue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage de la jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteur des landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindres détours. La barque semblait se jouer des hautes vagues ; de temps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage, la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, et voyaient briller au soleil l’or et l’argent des armures de ses généraux.

— Oh ! César !… fléau de la Gaule !… le plus cruel, le plus débauché des hommes !… — s’écria Méroë, — tu ne sais pas que cette frêle barque, qu’en ce moment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tes ennemis acharnés ! Tu ne sais pas qu’ils ont d’avance abandonné leur vie à Hésus, dans l’espoir d’offrir à Teutâtès, dieu des voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui… une offrande de plusieurs milliers de Romains, s’abîmant dans les gouffres de la mer ! Et c’est en élevant nos mains vers toi, reconnaissants et joyeux, ô Hésus ! que nous disparaîtrons au fond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée !…