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L’AUTEUR AUX ABONNÉS


DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,

Permettez-moi d’abord de vous remercier du bienveillant accueil fait par vous aux Mystères du Peuple, dont le succès dépasse aujourd’hui toutes mes espérances ; j’ai reçu de précieux encouragements, de vives preuves de sympathie. Après y avoir répondu privément, je suis heureux et fier de vous en témoigner publiquement ici ma reconnaissance ; ce cordial appui double mes forces.

Jusqu’ici (sauf quelques-uns des éminents et modernes historiens déjà cités dans les notes), l’on avait toujours écrit l’histoire de nos rois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leurs batailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois et prolétaires ; on nous la voilait, au contraire, afin que nous ne puissions y puiser ni mâles enseignements, ni foi, ni espérance ardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la conscience du passé. Ç’a été un grand mal, car plus nous aurons conscience et connaissance de ce que nos pères et nos mères ont souffert pour nous conquérir à travers les âges, pas à pas, siècle à siècle, au prix de leurs larmes, de leur martyre, de leur sang, les droits et les libertés consacrés, résumés aujourd’hui par la souveraineté du peuple écrite dans notre Constitution, plus les droits, plus les libertés nous seront chers et sacrés, plus nous serons résolus de la défendre !

Plus nous aurons conscience et connaissance de l’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemis de tous les temps, les rois et seigneurs, issus de la conquête franque, ainsi que les ultramontains, leurs dignes alliés, jésuites, inquisiteurs, etc., etc., ont fait gémir nos aïeux à nous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus de briser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nous l’imposer de nouveau.

Enfin, chers lecteurs, plus nous aurons conscience et connaissance du progrès incessant de l’humanité, qui, l’histoire le prouve, n’a jamais fait un pas rétrograde, plus nous serons inébranlables dans notre foi à un avenir toujours progressif, et plus victorieusement nous triompherons de ce découragement funeste dont les plus forts se laissent souvent accabler aux jours des rudes épreuves ! découragement fatal, car nos ennemis, sans cesse en éveil, l’exploitent avec un art infernal, pour arrêter, momentanément, notre marche vers la terre promise.

Enfin et surtout, plus nous aurons conscience et connaissance des barbaries, des usurpations, des pilleries, des désastres, des guerres civiles, sociales ou religieuses, des bouleversements et des révolutions sans nombre, renaissant pour ainsi dire à chaque siècle de notre histoire, depuis le sacre de ce bandit couronné, nommé Clovis, jusqu’en 1848, plus nous rirons de ces hâbleurs qui ont la triste audace de nous présenter le gouvernement monarchique de droit divin, ou autre, comme une garantie d’ordre, de paix, de bonheur et de stabilité, et plus nous serons convaincus qu’il n’y a désormais de salut et de repos pour la France que dans la République.

C’est donc cette conscience et cette connaissance du passé qui, seule, peut donner foi et certitude dans l’avenir, que je tâche de vous inspirer, par ces récits, selon la faible mesure de mes forces ; or, quelle que soit la bienveillante sympathie dont vous m’honoriez, je crois de mon devoir envers vous de joindre la preuve aux faits, l’autorité historique à la scène que je représente à vos yeux. Il me semble aussi que votre conviction sera plus puissante, plus féconde pour vous-même, lorsque vous direz : Cette conviction, je l’ai puisée aux sources les plus profondes et les plus pures de l’histoire.

Et voilà pourquoi, chers lecteurs, je vous conjure de nouveau de lire attentivement cette œuvre si cordialement encouragée par vous dès son début.

Permettez-moi d’espérer que vous me continuerez cette précieuse bienveillance, et croyez à tous mes efforts pour m’en rendre de plus en plus digne. Eugène SUE.

Aux Bordes, 20 janvier 1850.