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— Allons, monsieur, — reprit le marchand en souriant, — avouez, sans reproche, que, pour un soldat, c’est peut-être un peu… un peu… prêtre… ce que vous dites là… Mais passons… chacun sert sa cause à sa façon. Et, tenez, nous sommes tous deux ici… vous, revêtu des insignes du pouvoir et de la force ; moi, pauvre homme, portant la chaîne du forçat, ni plus ni moins que mes pères portaient, il y a quinze cents ans, le collier de fer de l’esclave : votre parti est tout-puissant et considérable ; il a les vœux et il aurait au besoin l’appui des armes étrangères ; il a la richesse, il a le clergé ; de plus, les trembleurs, les repus, les cyniques, les ambitieux de tous les régimes se sont ralliés à vous dans l’effroi que leur cause la souveraineté populaire ; ils disent tout haut qu’ils préfèrent à la démocratie la royauté de droit divin et absolu d’avant 89, appuyée, s’il le faut, par une armée cosaque et permanente… Eh bien, moi et ceux de mon parti, nous sommes pleins de foi dans la durée de la république et dans les prochaines et excellentes conséquences du suffrage universel, qui ne se laissera pas égarer deux fois de suite ; aussi, croyez-moi, vous n’atteindrez jamais le but auquel vous croyez cependant toucher, à savoir : la restauration de ce gros garçon de droit divin et conquérant. Cela vous fait sourire… Soyez tranquille, monsieur : qui vivra verra, et, comme je l’espère, vous vivrez longtemps, très-longtemps… vous verrez.

L’entrée du commissaire de marine mit fin à l’entretien du général et du marchand ; celui-ci obtint facilement, par l’intervention de son protecteur, la permission d’emporter son anneau de fer, sa manille, comme on dit au bagne.

Dans la soirée du même jour, M. Lebrenn se mit en route pour Paris.