Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/149

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Loin de votre femme… de vos enfants…

— Ils sont aussi souvent ici avec moi que moi avec eux… Les corps sont enchaînés, séparés ; mais la pensée se joue des chaînes et de l’espace.

Puis, s’interrompant, M. Lebrenn ajouta :

— Mais, monsieur, apprenez-moi donc par quel hasard je vous vois ici… Le commissaire du bagne m’a fait demander… était-ce seulement pour me procurer l’honneur de recevoir votre visite ?

— Vous me jugeriez mal, monsieur, — reprit le général, — si vous croyiez qu’après vous avoir dû la vie, je viens ici par un sentiment de curiosité stérile ou blessante…

— Je ne vous ferai pas cette injure, monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d’inspection ?

— Oui, monsieur.

— Vous aurez appris que j’étais ici au bagne, et vous venez peut-être m’offrir vos services ?

— Mieux que cela, monsieur.

— Mieux que cela !… Expliquez-vous, je vous prie… Vous semblez embarrassé…

— En effet… je le suis… et beaucoup, — répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid et l’aisance du forçat. — Les révolutions amènent souvent des circonstances si bizarres…

— Des circonstances bizarres ?…

— Sans doute, — reprit le général ; — celle où nous nous trouvons tous deux aujourd’hui, par exemple.

— Oh ! nous avons déjà épuisé cette apparente bizarrerie du sort, monsieur, — reprit le marchand en souriant. — Que sous la république, moi, vieux républicain, je sois aux galères, tandis que vous, républicain… de date un peu plus récente, vous soyez devenu général… cela est en effet bizarre… nous en sommes convenus… Mais ensuite ?

— Mon embarras a une autre cause, monsieur.

— Laquelle ?