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nière la plus favorable de présenter votre demande à mon oncle, — poursuivit San-Privato sans paraître avoir entendu l’indiscrète question de sa mère, — et, si mon oncle vous oppose un refus, nous aviserons, à moins que…

— Achève…

— À moins que je n’use pour moi-même de mon secret ; car ce prêt de cinquante mille francs ne saurait que retarder la ruine complète de ma mère. Ah ! maudits yeux bleus !… — pensait San-Privato.

Et il ajouta tout bas :

— À moins que les circonstances ne viennent traverser un espoir qui me semble à cette heure très-fondé. Bonsoir, ma mère, — reprit Albert se levant ; — demain matin, nous causerons avant de voir mon oncle.

— À demain donc ; mais ta conversation de ce soir, après avoir excité vivement ma curiosité, me laisse dans une pénible incertitude. Enfin, demain, tout s’éclaircira sans doute, selon la réponse de mon frère à ma demande.

San-Privato reconduisit sa mère jusqu’à la porte de la chambre à coucher qu’elle occupait ; puis, de retour chez lui, il s’assit devant une table où était disposé ce qu’il fallait pour écrire, appuya son front dans ses deux mains, réfléchit longtemps, hésitant devant des résolutions diverses ; puis, coordonnant enfin peu à peu son plan qui s’élucidait dans ses yeux, il dit :

— C’est audacieux… mais d’un succès possible… mieux que cela, certain, si Antoinette de Hansfeld consent à me servir. Pourrai-je en douter ? Je lui dirais : « Tue ! » elle tuerait… Ah ! elle est à moi comme je suis à elle. Il existe entre nos âmes tant de mystérieuses affinités, que, quoi qu’il arrive, nos destinées sont à jamais liées l’une à l’autre. C’est en ce moment surtout que je me félicite d’avoir enveloppé d’un profond secret ma liaison avec Antoinette, et détourné tous les soupçons en m’occupant ouvertement de madame de Belcastel.

Et, prenant une plume, San-Privato ajouta :

— Écrivons à Antoinette…

Puis il reprit en souriant amèrement :

— Vanité ! vanité !… Je me croyais fort, je me croyais certain de ma volonté ! Ah ! nous n’avons pas de plus dangereux ennemi que nous-même ! Maudits yeux bleus ! Il y a de tout dans ces yeux-là !