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les chouettes du donjon et les chiens de garde du Morillon criaient et hurlaient la mort quand nos maîtres ont quitté la maison. Et, dame ! voyez un peu les présages, pourtant ! Deux mois après son départ, notre madame mourait à Paris, et votre digne père mourait ici, dix-huit mois après sa femme.

— Mais, grâce à Dieu, il vivra toujours dans la mémoire des bonnes gens du pays, en reconnaissance du bien qu’il a fait, — reprend Maurice. — La ferme-école dotera le Jura de bons agriculteurs, et ils étaient rares.

— C’est ce que tout le monde dit dans le pays, monsieur Maurice ; car déjà l’on s’aperçoit de l’amélioration de la culture en certains cantons, grâce aux élèves de la première sortie du Morillon, vu qu’ils ont commencé de se placer, il y a tantôt deux ans, dans les plus fortes métairies du pays. Oh ! n’en avait pas qui voulait, des morillons, comme on appelle les élèves de la ferme. Tenez, monsieur Maurice, vous vous rappelez peut-être bien Joson, le fils au père Martin ?

— Certes, je me le rappelle ; c’est le père Martin, le doyen des laboureurs du Jura, qui m’a mis le premier la main au manche de la charrue.

— Et, sans compliment, monsieur Maurice, il n’a pas fait un mauvais écolier. Ah ! dame ! il fallait vous voir à la défriche, avec votre charrue à la Dombasle, attelée de vos trois superbes paires de bœufs. Il n’y avait qu’un cri pour dire de vous : « Ce sera un jour le roi des laboureurs. »

— Ah ! pour mon malheur, j’ai renoncé à cette belle royauté. Mais vous me parliez de Joson, le fils du père Martin ?

— Oui, monsieur Maurice. Eh bien, il est sorti le premier en rang du Morillon ; il a été placé chez l’un des plus gros propriétaires du Jura, aux gages de douze cents francs, logé, nourri et tout ce qui s’ensuit, et ainsi des autres morillons. Jugez, d’après cela, ce que gagneront ces jeunes gens, puisqu’on se les dispute, on se les arrache, ces braves morillons. En fin de compte, il y a profit pour tout le monde et pour la culture ; cela, grâce à qui ? À votre brave et digne père, monsieur Maurice.

— Ah ! Jeane, — dit à demi-voix Maurice à la jeune femme, — si j’avais hérité de mon père, elle était dissipée dans l’orgie, cette fortune employée par lui d’une manière si intelligente et si admirablement féconde. Te rappelles-tu ces paroles de notre cher maître : « C’est un crime que de jeter au vent d’une prodigalité stérile un patrimoine qui peut et doit être un si puissant levier pour le bien de nos semblables. »