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de donner le change aux pressentiments dont il est agité, le comble de caresses, essuie ses larmes sous ses baisers ; puis, livrant une partie de son secret, afin de mieux cacher l’autre, elle reprend :

— Tu veux savoir la vérité, mon père, afin de pénétrer la cause des tristes pressentiments dont tu es accablé ; je vais, quoi qu’il m’en coûte, être sincère.

— Oh ! parle… parle !

— Mon affection pour toi s’est ressentie de ce refroidissement de l’âme qui anéantit en moi toute sensation. Je t’aime encore autant qu’il m’est possible ; mais, hélas ! les battements affaiblis de mon cœur glacé ne répondent plus comme autrefois aux battements chaleureux du tien ; tu sens ma tendresse défaillir et ne plus répondre à la tienne. Telle est la cause de tes vagues tristesses ; mais qui sait si, ranimée à la douce influence de ton affection, je ne redeviendrai pas envers toi la Jeane des anciens jours ? Et maintenant, après cet aveu si pénible de ma part, ne cherche pas ailleurs la cause de tes tristes pressentiments.

Delmare reste de nouveau et pendant un moment pensif, et reprend en soupirant :

— Cette explication ne me satisfait pas. Je ne me suis point aperçu de cet amoindrissement de ton affection : d’ailleurs, je serais certain de la raviver par la mienne. Non, non, telle n’est pas encore la cause de ma tristesse.

— Enfin, mon père, tu songes malgré toi à mon avenir, et, sois sincère à ton tour, il t’épouvante.

— Ton avenir ?

— Oui, dans le cas où je te survivrais.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, cette pensée sera la torture de mon agonie. Ah ! cette fois encore, je dis : « Malédiction sur moi, sur mes prodigalités passées !… » La rente dont je vis doit s’éteindre avec moi ; tu ne possèdes plus rien de ta dot, tu as vingt-trois ans. Quelles seront après moi tes ressources, malheureuse enfant ?

— Mon père, avant de te répondre, permets à ce sujet une question, et promets-moi d’y répondre franchement, si extraordinaire qu’elle te semble.

— Je te le promets.

— Lorsque, parfois, cette pensée s’est présentée à ton esprit : « Que deviendra ma fille, lorsqu’elle aura dépensé complétement sa dot ? » ne t’est-il pas arrivé de te dire : « Ah ! si elle devait tomber plus bas encore qu’elle n’a tombé, ou supporter les horribles privations de la dernière détresse… je préférerais la voir morte de mon vivant ; au moins, mon agonie serait tranquille… »