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— Telle est donc l’une des faces de l’avenir, dans le cas où tu serais arrêté ; ceci est immanquable, si tu restes en France.

— Aussi, je veux tâcher d’atteindre un pays étranger.

— Soit ; tu arrives en Suisse dénué de toutes ressources ; mais tu es robuste, intelligent ; tu as, dans ta première jeunesse, exercé le métier de cultivateur ; te sens-tu l’énergie de reprendre ce métier dans les conditions les plus infimes, afin de gagner honnêtement ton pain ; d’accepter, s’il le faut, la place de valet de charrue dans une ferme ?…

— Peut-être, si j’étais poussé à bout par la misère…

— Réponds avec autant de sincérité que je t’en ai témoigné dans ma confession. Maurice, ne te ménage pas plus que je ne me suis ménagée moi-même ; songes-y bien, toi, habitué à l’oisiveté, aux raffinements, aux élégances de la vie parisienne, te sentiras-tu la force de reprendre le manche de la charrue, de te résigner aux privations, aux labeurs, à l’isolement de la vie rustique ?

— Jeane, ma sincérité égalera la tienne, — répond Maurice après un nouveau silence. — Je le reconnais en ce moment, et je l’avoue avec terreur, tous les généreux ressorts de mon âme sont brisés, l’habitude de la paresse m’a énervé ; il me semble impossible de renoncer à un certain bien-être ; je serais incapable de me résigner maintenant aux rudes travaux du laboureur ou de toute autre profession. La peur de la misère m’y réduirait peut-être pendant un jour ; mais bientôt mon courage, ma volonté défailleraient.

— Bien, Maurice, bien ; je ne saurais t’exprimer la satisfaction que me causent tes paroles !

— Quoi ! de si honteux aveux peuvent te satisfaire ?

— Oui, parce que c’est un grand pas vers le mieux que d’avoir conscience de soi-même. Écoute encore : tu ne pourras te résigner, dis-tu, à de rudes labeurs ; il y aurait un autre moyen d’assurer ton avenir en pays étranger.

— Comment ?

— Avant-hier, Richard d’Otrement m’a dit ceci : « Mon éternelle gratitude envers Charles Delmare m’impose des devoirs. Je sais l’affection presque paternelle qu’il portait à Maurice, je sais l’intérêt que votre cousin vous inspire encore. Or, si, pour arracher Maurice à la fange où il se traîne, et lui procurer les moyens de se créer une existence honorable, une somme d’argent assez considérable était nécessaire, vous pourriez, Jeane, vous adresser à moi.

— D’Otremont t’a fait cette proposition ? — s’écrie Maurice