Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/642

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Par quel prodige étais-tu donc parvenue, Jeane, à te faire tout d’abord ainsi remarquer ?

— Il me serait odieux de m’appesantir sur mes conquêtes, dit doña Juana. Leur souvenir m’inspire maintenant un profond dégoût. Cependant, je veux te raconter ma première aventure, Maurice. Elle te donnera une idée de mon audace, et, d’après ce fait, tu jugeras des autres. À peine entrée dans le salon de l’ambassade, j’entendis répéter autour de moi, avec un accent de déférence servile de la part des hommes, et de la part des jeunes femmes avec un accent de coquetterie empressée : « Le prince est arrivé. » Évidemment, ce prince devait être, durant cette soirée, le point de mire des séductions féminines. Je demandai à mon mari qui était ce grand personnage ; il me répondit : « Le fils du roi. » Je me jurai à moi-même ma parole de doña Juana qu’avant une heure le fils du roi, que de ma vie je n’avais vu, serait amoureux de moi, m’afficherait, comme l’on dit, persuadée que je ne pouvais faire mon entrée dans le monde d’une manière plus éclatante.

— Et cette espérance… ?

— A été dépassée.

— Quoi ! Jeane, ce soir-là même le prince… ?

— Était à moi au bout d’un quart d’heure d’entretien.

— Et il ne t’avait jamais vue ?

— Jamais.

— Quelle puissance irrésistible que la tienne, doña Juana !

— Il est vrai, Maurice, à la honte des hommes, irrésistible est presque toujours sur eux la puissance de l’effronterie d’une femme jeune et belle ; car, s’ils recherchent la vertu, c’est pour en triompher, pour la flétrir, pour la souiller.

— Enfin… le prince ?

— Je venais à peine d’entrer dans la galerie de l’ambassade, la foule s’écarte et s’ouvre devant le prince ; il donnait le bras à la de duchesse de Hauterive, alors sa maîtresse, selon ce que j’entendais répéter à voix basse autour de moi. Elle était encore fort belle, quoiqu’elle eût environ trente ans. Je me trouvais sur le passage du prince, élégant et beau jeune homme ; nos yeux, par hasard, se rencontrent. Je le regarde hardiment, avec une expression tellement provocante, qu’il rougit. Certaine de l’impression soudaine que j’ai produite, je fais un pas vers le prince, et, après une profonde révérence, m’adressant à lui d’un ton sérieux, pénétré, presque mystérieux : « Monseigneur, lui dis-je, je sais combien la démarche que je me permets de tenter ici, auprès de