Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/637

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Quelle pensée ?… Tu restes muette ? Jeane, Jeane, d’où vient ton silence ?

— Il vient de mon doute.

— De ton doute… sur qui ?

— Sur toi, Maurice.

Et, retombant dans sa rêverie, doña Juana reprit, au bout de quelques instants :

— Ah ! si tu devais tromper mon dernier espoir !

— Lequel ?

— Tu le sauras… Mais j’achève ma confession. Je tins la promesse faite à San-Privato : je me lançai dans de scandaleuses aventures, entraînée à la fois par l’ardeur effrénée du plaisir et par la soif d’une double vengeance ; car, dans ma pensée, je me vengeais aussi de toi, Maurice.

— De moi ?

— Oui, de ton inconstance, l’une des causes de mes désordres. Tu m’avais fait verser des larmes bien amères, et celles que mes coquetteries, mes infidélités souvent féroces, arrachaient aux hommes les plus fermement trempés, étaient, selon moi, de justes représailles. Je commençai donc à jouer, dans le meilleur monde de Paris, mon rôle de doña Juana ; mes débuts furent hardis et brillants.

— En effet, selon ce que j’entendais dire à cette époque, tes succès ont été éclatants, quoique inconnue la veille, en ce monde d’élite où ton mari te présentait. Mais, j’y songe, Jeane, encore une question au sujet de San-Privato.

— Laquelle ?

— En suite de ton audacieuse révélation au sujet du ridicule et de l’opprobre dont tu voulais le flétrir en réalisant le type imaginaire de doña Juana, comment San-Privato, certain de tes projets de vengeance, t’a-t-il présentée dans le monde ?

— Passionnément épris de moi, il avait d’avance annoncé hautement notre union dans le monde diplomatique, sa société habituelle, vantant outre mesure ma valeur personnelle, moins encore par conviction que par orgueil, afin de s’excuser, pour ainsi dire, de contracter un mariage si peu avantageux au point de vue de l’ambition et de la cupidité. San-Privato se trouvait donc moralement obligé de me présenter dans le monde ; sinon ma séquestration eût donné lieu aux suppositions les plus étranges pour lui et aurait pu même briser sa carrière.

— Briser sa carrière !… Comment cela ?

— Dans la première ivresse de son amour, il m’avait dépeinte à