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nouissent bientôt devant le riant mirage des plaisirs que doit lui procurer l’héritage dont il va jouir ; cet héritage est dissipé en quelques années rien de moins surprenant ; aussi avons-nous, dans notre récit, laissé de côté les détails de cette ruine banale ; son histoire est celle de toutes les ruines de ce genre, aussi stupides que stériles, et indignes de la moindre compassion : — oisiveté, amour abject et ridicule pour une courtisane madrée, — sensualisme grossier, vanité bête, entraînement aveugle. Ce peu de mots résument toutes les déconfitures passées, présentes et futures de la majorité des fils de famille…

Mais est venue pour Maurice l’avant-dernière heure de la ruine, cette heure, où, en proie à une surprise effarée, sincère et niaise, car il croyait réellement, dans son aberration, son héritage inépuisable, le prodigue compte la somme qui lui reste ; après quoi, rien, la misère. Cette somme suffirait presque toujours à assurer, du moins pour l’avenir, le pain, c’est-à-dire l’honneur du prodigue ; mais le fils de famille ne saurait plus vivre de pain et d’honneur ; les mets les plus délicats, les vins les plus rares satisfont à peine aux exigences de son palais blasé. Quant à l’honneur, il en a peu ou point souci, en cela que le déshonneur couvant dans son âme à l’état latent, n’attend, pour se manifester, que l’heure déterminante, à savoir, l’heure de la ruine.

Donc, le fils de famille, réduit à ses derniers mille ou deux mille louis, agit presque toujours ainsi que Maurice, notre type, et se dit : « Tout ou rien. » Se fiant alors à son étoile, il tente le hasard du jeu, afin de remonter au faîte de l’opulence, grâce à un tour de roue de la fortune. Presque toujours ce tour de roue de la fortune précipite le prodigue à sa ruine. Il perd tout. Il ne lui reste plus que son mobilier, ses chevaux, ses voitures, son argenterie, quelques tableaux ; il fait alors ce qu’il appelle sa vente, et se loge dans un appartement garni ; le dernier regain de l’opulence du prodigue est invariablement joué ou dissipé, mais presque toujours dans un milieu forcément inférieur à celui où jusqu’alors il a vécu. Et voici pourquoi la plus stupide des vanités, celle de paraître, de briller, d’égaler, coûte que coûte, le luxe de plus riches que soi, est généralement le mobile des prodigalités du fils de famille… Or, lorsque la ruine a coupé court aux moyens de paraître, ou les a réduits presque à néant, le fils de famille, obéissant encore à la vanité, se sépare de ceux dont la richesse l’humilie ; et, le cœur noyé de fiel, rongé d’envie, il va, dans un milieu inférieur, chercher d’autres compagnons de plaisir ; il pourra du moins les égaler, grâce aux débris de sa fortune.