Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/574

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Maurice Dumirail ?

— Oui. Mais, heureusement pour lui et pour moi, je l’ai épargné à la prière d’un homme à qui je dois d’avoir traversé, sans trop de malencontre, les années orageuses de ma jeunesse, et d’être arrivé, ainsi que je le suis, à la maturité de l’âge sans dissiper ma fortune ; moi, témoin de ruines semblables à celle de Maurice Dumirail.

— Votre mentor, mon cher client, ne pouvait choisir un meilleur élève que vous ; car je sais de quelle façon vous régissez votre fortune ; j’affirme que vous êtes un modèle d’ordre et de régularité, bien que vous viviez en grand seigneur.

— Je dois à mon ami Charles Delmare ces excellents principes, dont je ne me suis jamais départi.

— Comment !… Charles Delmare ? ce magnifique prodigue qu’on appelait le beau Delmare, et qui éblouissait Paris de son faste, il y a de longues années ?…

— Lui-même.

— Ah çà ! mais ce merveilleux professeur d’économie domestique s’est ruiné, dit-on, comme un sot !

— Que voulez-vous, cher monsieur Thibaut ! ne voit-on pas les professeurs de philosophie, ces docteurs en sagesse, commettre souvent d’énormes folies ? Mais, du moins, Charles Delmare, s’il a perdu sa fortune, a conservé son honneur. Je ne connais pas de caractère plus noble, plus généreux que le sien.

— Et qu’est-il devenu, cet ex-beau ?

Il est retourné dans sa solitude, d’où il était sorti momentanément lors de l’arrivée de Maurice Dumirail à Paris, dans l’espoir de sauvegarder ce jeune homme des entraînements de son âge…

— Eh bien, ce digne mentor a dû être fièrement déçu dans ses espérances. Non-seulement ce Dumirail a mangé, comme un niais, la succession de sa mère, pour laquelle il n’a pas eu un regret, mais il m’a indigné par sa sécheresse de cœur, et révolté par le cynisme de ses récriminations injurieuses contre la mémoire de son père, parce que celui-ci, sachant que ce garnement dissiperait jusqu’au dernier sou l’héritage paternel, avait utilement consacré sa fortune à la fondation d’une ferme-école dans le Jura.

— En effet, Maurice Dumirail, lorsque je le fréquentais, s’est souvent et violemment plaint à moi d’avoir été déshérité par son père…

— Tout homme sensé eût agi ainsi que feu M. Dumirail… J’ai su les détails de toute cette affaire par son fondé de pouvoir,