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— Soyez-en certain, je ne dissiperai pas follement ces biens.

— Vous agirez en cela d’autant plus prudemment, monsieur, que je vous déclare formellement, écoutez bien ceci, — ajouta M. Dumirail d’un ton solennel, — et puisse cette déclaration vous épargner le souci de prévoir désormais si je dois vivre plus ou moins longtemps, puisque vous êtes, dès aujourd’hui, monsieur, absolument désintéressé dans la question de ma mort ; donc, je vous déclare formellement, je vous atteste sur l’honneur, que je ne vous laisserai pas une obole d’héritage.

M. Dumirail prononce, accentue ces mots de telle sorte, que Maurice ne doute plus de l’inébranlable résolution de son père, et, certain de se voir déshérité, il tressaille, reste muet de stupeur et baisse le front dans un profond accablement. Maurice, actuellement nanti d’un héritage de cinq cent mille francs, trésor presque inépuisable à ses yeux, ressentait peut-être plus les causes de la déshérence dont il se voyait frappé que de la déshérence elle-même. Il fallait, en effet, qu’il eût incurablement blessé son père, dont il n’avait jamais mis en doute la tendresse, pour que celui-ci le déshéritât complétement. Or, quoiqu’il s’agit probablement pour lui de la perte d’environ un million, Maurice fut en ce moment moins sensible à cette perte qu’au témoignage d’inexorable désaffection, de détachement absolu que lui donnait son père en prenant une mesure si extrême. Aussi, après quelques moments de silence, reprend-il d’une voix altérée :

— Il me sera plus pénible de renoncer à votre affection que de renoncer à vos biens, mon père.

— Vaines paroles, contredites par un fait dont tout à l’heure j’ai été témoin, monsieur : la perte de l’héritage de votre mère vous a plus douloureusement affecté que sa mort. Quant à ce qui me concerne, vous ne hâterez sans doute pas de vos vœux le terme de ma carrière, puisque vous savez n’avoir rien à attendre de moi !

— Ah ! mon père, vous êtes sans pitié !

— Vous vous trompez. L’avenir que vos désordres vous préparent m’inspire pour vous un sentiment de pitié ; aussi j’ai voulu que le fils que j’ai mis au monde fût pour toujours, et malgré sa dissipation, à l’abri du froid et de la faim.

— Je ne serai jamais réduit à une pareille extrémité, mon père.

— Je pense le contraire ; vous mangerez jusqu’au dernier sou de votre héritage. Et maintenant, monsieur, vous allez connaître l’emploi de ma fortune. Elle se monte, y compris mon domaine du Morillon, à onze cent mille francs environ.