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vous convoitez son héritage ; mais cet héritage vous échappe.

— Grand Dieu ! que dites-vous ?

— Votre mère m’a légué sa fortune par testament.

— Déshérité ! — s’écria Maurice, la figure blêmie, contractée par le dépit, par la colère, révélant ainsi la dureté de son cœur, et prouvant que de la mort de sa mère il ne ressentait que la cruelle déception de sa cupidité.

M. Dumirail vit sur la physionomie de son fils une consternation profonde succéder au dépit et à la colère dont il venait de témoigner en apprenant que l’héritage maternel lui échappait. Cette consternation, causée par une convoitise toujours odieuse, mais que les circonstances rendaient horrible, presque sacrilége, cette cupidité, abjecte et féroce à la fois, déchira le cœur de M. Dumirail. Il sentit se briser les derniers liens qui l’attachaient encore à Maurice ; car, hélas ! le malheureux père se disait et devait se dire, au nom de l’inflexible logique et de l’inexorable expérience :

— Mon fils sera aussi insensible à ma mort qu’il l’est en réalité à la mort de sa mère : la question d’argent est et sera tout pour lui ; satisfait, si mon héritage est opulent et ne se fait pas attendre ; attristé, si je vis longtemps ; courroucé, si les biens que je lui laisse ne correspondent pas à ses espérances ; de sorte que, dès aujourd’hui, j’aurai constamment à l’esprit cette épouvantable pensée : « Il existe un homme qui désire que je meure promptement, et cet homme est mon fils ; et je l’ai comblé de soins, de tendresse, et jadis il m’aimait, il me chérissait ! » Ah ! la main de Dieu s’appesantit sur moi ; elle inflige un châtiment terrible à mon orgueil paternel, à l’aveugle ambition dont j’ai été possédé pour mon enfant dans un moment d’aberration. Ma femme, la meilleure des épouses et des mères, est morte de chagrin sous mes yeux, et mon fils est perdu, perdu sans retour !… Pas d’illusions ! elles ne sauraient maintenant m’abuser : tout sentiment filial est désormais éteint en lui ; aucune corde généreuse ne vibre plus dans son âme, puisque, malgré ma douleur, mes larmes, mes prières, ma tendresse, il se montre tel qu’il vient de se montrer. Ah ! cela est affreux, affreux ! Ce n’est plus mon enfant que je vois en lui, c’est un indifférent, pis encore, un ennemi, un parricide peut-être ! Qui sait si, en ce moment, il ne me tuerait pas par la pensée, s’il le pouvait, afin d’hériter du même coup de sa mère et de moi ? Épargnons-lui du moins ce crime véniel ; apprenons-lui que ma femme n’a malheureusement pas songé à me léguer la part disponible de ses biens, qui eût ainsi échappé à la dissipa-