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— Jamais plus qu’en ce moment suprême je n’ai admiré la beauté, la douceur de son âme. Elle a conservé jusqu’à la fin la plénitude de sa raison, et…

M. Dumirail ne peut achever ; sa voix est étouffée par les sanglots. Maurice, attendri, recommence aussi de pleurer, prend entre ses mains celles de son père et lui dit :

— Tâche, je t’en conjure, d’éloigner pour le moment ces souvenirs désolants. Ils ravivent notre douleur ; ils nous brisent, ils nous tuent…

— Oui ; ici, tout nous rappelle matériellement la mort de celle que nous pleurons, ces souvenirs nous brisent ; mais, sais-tu, cher enfant, où nous pourrons nous abandonner à ces souvenirs avec la sécurité d’une douleur incurable ? Ce sera dans les lieux où nous avons si longtemps vécu heureux près d’elle et par elle ! Là, dans notre paisible solitude, en présence de la sérénité de la nature, nos souvenirs chéris et vénérés perdront peu à peu de leur âcreté. Oui, et bientôt, ressentant une mélancolie profonde, mais sans amertume, chaque jour, à chaque heure, nous évoquerons la mémoire de ta mère. Oh ! Julie, Julie ! ton fils et ton époux te rendront jusqu’à la fin de leur vie un culte religieux, un culte digne de toi. Notre temple sera cette retraite que tu aimais tant ; nous ne le quitterons plus désormais. Allons, mon enfant, courage ! Qui sait s’il n’entrait pas dans les vues de la Providence de te conduire jusqu’au bord de l’abîme, afin de t’en faire mesurer toute la profondeur et de t’inspirer ainsi pour toujours l’invincible horreur du mal ? Telle a été la dernière pensée de ta mère.

— Mon Dieu ! tes larmes coulent encore, — dit Maurice voyant son père s’interrompre de nouveau, vaincu par l’émotion, tandis que ses yeux, à lui, Maurice, se séchaient en songeant avec une anxiété croissante au projet de son père, résolu, disait-il, d’aller pour toujours s’enfermer au Morillon avec son fils, afin d’y vouer jusqu’à fin de leurs jours un culte religieux à la mémoire de celle qu’ils regretteraient éternellement !

— Ces appréhensions commencèrent de distraire Maurice de sa douleur jusqu’alors profonde, et, voyant M. Dumirail demeurer silencieux et pleurant :

— Hélas ! mon père, tes larmes me navrent…

— Laisse-les couler ; elles me soulagent, et, malgré ma détermination de ne te raconter la mort sublime de ta mère que là-bas au Morillon, dans notre chère retraite, je veux te répéter les dernières paroles de ma pauvre Julie, et te faire connaître son vœu suprême, dont tu étais l’objet…