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— Je l’avoue, et le mariage peut seul mettre fin à cet empire.

— J’admettrais que l’ardeur d’une passion inassouvie pût te pousser à te marier ; mais je sais par toi que, la première nuit où Jeane Dumirail a logé chez ta mère, tu avais été…

— Soit ; mais tu ignores que, le lendemain de cette nuit, Jeane avait un verrou à sa porte et un poignard sous son oreiller. Comprends-tu maintenant ?

— Quoi ! depuis ?…

— Depuis cette nuit maudite, ma passion, toujours croissante, s’est exaltée jusqu’au délire. Jeane, soit naturel, soit art infernal, a exaspéré l’amour qu’elle m’inspire ; jamais le charme de son esprit, de sa personne, n’a été mis par elle plus habilement en œuvre pour me tourner la tête ; que te dirai-je ? Auprès d’elle, j’oublie tout, et, loin d’elle, sa pensée, toujours présente à mon esprit, l’absorbe, le domine tellement, qu’il perd sa liberté, sa puissance ; ma raison s’obscurcit, et, moralement, je ne suis plus que l’ombre de moi-même !

— Ah ! que d’amour ! — murmurait Antoinette en frémissant, — que d’amour !

— Tel est le funeste empire de cette passion, qu’elle m’accoutume à des concessions contre lesquelles, lorsque je jouissais de ma volonté, je me serais révolté. Ainsi, ce Delmare m’inspire une aversion invincible, et je suis habitué à entendre Jeane me parler de lui avec la plus vive tendresse, lorsqu’elle revient de lui faire sa visite quotidienne.

— Ainsi, elle le revoit ?

— Tous les jours.

— Elle sait donc qu’il est son père ?

— Elle l’a appris par lui.

— Albert, cet homme te hait : il consent à ce que sa fille t’épouse, et cela ne t’effraye pas ? cela ne t’ouvre pas les yeux ?

— Dans la position où se trouve sa fille, Delmare ne pouvait, à moins d’être fou, s’opposer à notre mariage : Jeane est pauvre ; mais sa naissance est honorable, sa beauté rare, son esprit très-remarquable.

— Tu la disais sotte.

— Je la jugeais mal ; elle peut, en suivant mes conseils, devenir aussi utile à ma fortune qu’elle lui est nuisible en ce moment, où je suis par elle affolé. Une femme jeune, belle, spirituelle, peut exercer la plus heureuse influence sur la carrière de son mari, j’entends une influence honnête, avouable.