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reprochant cependant, à part soi, d’avoir l’air un peu poupée, souriait et se demandait ce qu’il adviendrait de ce frêle et élégant Adonis, s’il entreprenait de vouloir, comme Maurice, chasser pendant six heures les coqs de bruyère ou les chamois, en gravissant les rocs et franchissant les précipices, ou bien encore si Albert essayait de tenir de sa petite main blanche et fluette le manche d’une charrue à six bœufs, ainsi que le faisait parfois Maurice, afin d’enseigner les laboureurs novices.

Cependant, à ces premières critiques d’une innocente malice succéda dans l’esprit de M. Dumirail un sentiment sérieux et d’une source élevée : il éprouvait une considération sincère pour son neveu, qui déjà portait à sa boutonnière plusieurs distinctions honorifiques, récompense méritée, sans doute, de ses brillants débuts dans la carrière diplomatique.

Madame Dumirail (et Charles Delmare lisait avec inquiétude ce secret ressentiment sur les traits de cette femme douée de tant de raison et d’un esprit si droit) madame Dumirail ne put d’abord cependant, ô mystère du cœur maternel ! ne put d’abord cacher l’expression d’une sorte de jalousie involontaire en comparant l’extérieur de son neveu à l’extérieur de son fils. Oui, pour la première fois de sa vie, elle trouva Maurice trop robuste et trop frais. Puis, la rectitude de son esprit reprenant le dessus, cette mère si intelligente se reprocha sévèrement une velléité de préférence injuste, absurde, et conclut sainement que Maurice et Albert étaient tous deux doués d’avantages physiques tellement dissemblables, que l’on ne pouvait établir entre eux de comparaison.

Charles Delmare avait, depuis longtemps, scruté, étudié, approfondi jusqu’au vif le caractère, l’esprit, le cœur, l’organisation de sa fille, et, sachant, grâce à son expérience des femmes, combien une première impression est parfois influente, souvent même décisive, sur les natures nerveuses, passionnées, sensitives, ainsi que l’était Jeane, il redoublait d’attention, s’efforçant de deviner sur la physionomie de celle-ci ce qu’elle éprouverait à l’aspect de San-Privato. Trop sincère, trop candide et ressentant d’ailleurs trop vivement pour rien dissimuler, elle ne dissimula rien.

Jeane, lorsque Albert parut, jeta d’abord sur lui un regard discret, mais empreint d’une certaine curiosité concevable à l’égard d’un proche parent jusqu’alors inconnu ; puis, à mesure qu’elle contemplait son cousin, le regard de la jeune fille, de plus en plus arrêté, se prolongea au delà des bornes d’une simple curiosité. Jeane eut bientôt conscience de cette légère inconvenance, rougit et baissa les yeux ; mais presque aussitôt, et comme si elle eût,