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— Toi, toi qui me connais pourtant, me prêter une pareille crainte ! — s’écrie Jeane avec un accent de reproche poignant. — Moi, redouter de partager ton infortune, lorsque, au contraire, j’aurais voulu…

Et, s’interrompant, Jeane reprend :

— Ah ! l’avenir, si misérable qu’il puisse être, ne cause pas l’effroi que tu lis sur mon visage.

— Cet effroi, qui le cause ?

— Le passé.

— Il est douloureux, ce passé, je le connais, pauvre enfant ; mais…

— Non, non, tu ne le connais pas, ce passé dont je parle ; tu ne peux même le supposer…

— Que veux-tu dire ?

— Père, je veux dire qu’il nous faut à tous deux du courage !

La jeune fille se leva en prononçant ces derniers mots avec un tel accent, que Delmare frémit, et, d’agenouillé qu’il était devant sa fille, se redressa en s’écriant :

— Jeane, tu as donc à me faire quelque révélation terrible ? Tu frissonnes, ta pâleur augmente…

— Je deviens ainsi pâle maintenant, lorsque je pense à lui.

— À qui ?…

— À San-Privato.

— Qu’entends-je !… Ah ! que de haine !… — s’écrie Delmare.

Et cependant sa fille s’était bornée à prononcer le nom de San-Privato ; mais les traits, le regard, la voix de Jeane, accusent des sentiments tellement inexorables, que son père répète :

— Tu le hais donc à la mort, cet homme ?

— Je le hais !…

— Merci Dieu ! tu le connais, à cette heure, ce monstre !… De là ton exécration, n’est-ce pas ?

— Père ! — répond Jeane après un moment de silence et avec une expression indéfinissable, — père ! tu m’as vue avant-hier… Regarde-moi bien en face ; que te semble-t-il aujourd’hui de ta fille ?

— Jeane, Jeane, je ne comprends pas le sens de tes paroles, et pourtant, misère de moi ! leur accent, ton regard, me glacent jusqu’à la moelle des os.

– Père, réponds !… Tu m’as vue avant-hier… regarde-moi bien en face ; que te semble-t-il aujourd’hui de ta fille ?

— Grand Dieu !… Jeane, ton esprit s’égare !…