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étrangère, toi qui, depuis que je suis au monde, n’as vécu que pour m’idolâtrer !… Pauvre mère !… Combien tout à l’heure j’ai pleuré en lisant ta lettre, le récit de tes tourments, alors que tu t’efforçais en vain de retrouver les traces de ma mère et les miennes !… Ah ! combien j’ai encore pleuré en lisant l’expression si touchante de ta joie, lorsque tu as pu te rapprocher de moi au Morillon !

Mais Jeane, songeant que Delmare est agenouillé devant elle, sur le carreau, fait un mouvement afin de se lever, en disant :

— C’est à moi d’être là, devant toi, à genoux…

— Ne bouge pas, ne bouge pas, enfant !… je suis si bien là !… Et puis, n’est-ce pas à genoux que je te dois dire : Pardon ?

— Pardon… mon bon père ? et de quoi ?

— De tant de misère, — répond Delmare étouffant un sanglot et jetant un coup d’œil navré autour de la sombre mansarde. — Vois donc quelle misère ! vois donc !

— Je ne m’en apercevais pas, — répondit Jeane avec un sourire ineffable ; — et puis d’ailleurs que m’importe cette détresse ! en souffres-tu ?

— Pour moi, non ; mais si, au lieu de dissiper follement ma fortune, je l’avais conservée, je…

— M’aimerais-tu davantage, père ?

— Davantage, c’est impossible.

— À quoi bon alors regretter tes richesses ?

— Ah ! c’est que le repentir, le remords de ma ruine empoisonnent le divin bonheur que je goûte aujourd’hui. Oui ! maudite soit ma prodigalité passée ! Je suis pauvre à cette heure où j’ai le plus cher, le plus sacré des devoirs à remplir ! Pourvoir aux besoins de mon enfant, dont je suis aujourd’hui l’unique appui !… et je ne peux lui offrir que de partager mon dénûment ! Malheur à moi ! malédiction sur moi !

Jeane, à mesure que Charles Delmare a précisé sa pensée, ses espérances et son projet de vivre désormais auprès d’elle, semble de plus en plus embarrassée ; ses traits, jusqu’alors épanouis par la tendresse filiale, animés, colorés par une douce et vive émotion, pâlissent et s’attristent profondément.

Delmare, frappé du changement soudain survenu dans la physionomie de sa fille et se méprenant sur la cause qui le produit, murmure d’une voix entrecoupée par les larmes qu’il s’efforce de contenir :

— Mon enfant adorée ! tu penses à l’avenir qui t’attend. Hélas ! notre commune détresse le rend effrayant à tes yeux, n’est-ce pas ?