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d’étonnant à ce que, sans même parler de l’éloignement que tu lui inspirais, toi qu’elle regarde comme le meurtrier de son père, elle se soit, dans un premier moment de colère, séparée de personnes qui l’humiliaient, qui lui reprochaient, à bien dire, le pain qu’elle mangeait ?

— Crois-moi, nourrice, si la perversité de San-Privato inspirait encore à Jeane la même répulsion qu’autrefois, elle eût, malgré sa fierté, tout enduré plutôt que de se rapprocher de lui ? Il est donc survenu dans l’esprit de ma fille un revirement complet en faveur de cet homme, et, ainsi que je te le disais, il l’aura prise de nouveau par son mauvais côté. Il aura éveillé, excité les instincts pervers de Jeane, qui, jusqu’alors endormis, auraient, sans l’influence de cet homme, et faute d’occasions ou d’aliments, auraient, j’en jure Dieu, passé du sommeil à la mort.

— Maudit muscadin ! on en a pendu qui moins que lui méritaient la potence. Il faudra pourtant bien qu’un jour son compte soit réglé par le grand diable d’enfer ! Mais enfin, si ta fille a du mauvais, elle a aussi du bon : c’est là que doit être ton espoir. Un père est toujours un père, et tu ne l’emporterais pas dans l’esprit de ta fille sur ce noir scélérat !

— Tantôt j’espère, tantôt le doute m’accable ! Je crains qu’il ne soit trop tard pour triompher de l’ascendant que cet homme a pris sur Jeane ! « Si jamais en elle le mal l’emporte sur le bien, — te disais-je il y a quelque temps, — cet ange déchu de son paradis effrayera les démons ! »

— Quoi ! d’ange devenir sitôt démon !

— Ah ! tu ne sais pas, nourrice, combien est rapide la décomposition de certaines âmes, lorsqu’elles sont exposées à la contagion du mal ! Les pestes les plus meurtrières n’ont pas, dans l’ordre physique, d’effets plus foudroyants sur des êtres jusqu’alors sains et robustes. Je tremble d’autant plus pour Jeane, que j’ai été témoin de la prompte corruption de Maurice… Hier, il m’effrayait par la froide et inexorable logique de sa perversité précoce. Cependant il était doué d’excellentes qualités. Il existe entre lui et Jeane tant de points de contact ! De là étaient nés leur premier amour et mon vif désir de les voir mariés au Morillon. Leurs goûts et leurs habitudes d’alors les sauvegardaient forcément tous deux de l’orage des passions, tandis que, séparés, exposés aux tentations de faillir, ils seront perdus, à moins que mon dernier espoir ne se réalise : regagner, par ma lettre écrite à Jeane, l’heureuse influence que je possédais autrefois sur elle, la convaincre de la persistance du premier amour de Maurice,