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— Ah ! mon Dieu !… ah ! grand Dieu !… est-ce possible !… — s’écria Geneviève radieuse et presque suffoquée par la joie, — ta fille… demeurer avec toi, avec nous ?… J’éprouve comme un éblouissement, ce serait trop beau !

— Hélas ! oui, ce serait trop beau, nourrice ; voilà pourquoi je tremble, voilà pourquoi je doute : ce serait trop beau !

— Ta fille avec nous, je vois ça d’ici ! — s’écria Geneviève regardant déjà comme réalisé ce que Delmare osait à peine espérer ; — oui, je vois ça d’ici, tout va pour le mieux ! Sois tranquille, mon fieu, il y a place pour tout le monde, tu vas voir… Ainsi, tu donnes à ta fille ta chambre à coucher, tu t’en fais arranger une pour toi dans le galetas, il sera très-logeable ; ton cabinet vous sert de salon, et ta fille, qui ne fait pas plus la renchérie que son père, se contentera, comme lui, de manger dans ma cuisine. Pauvre jeune fille ! — ajouta Geneviève s’exaltant de plus en plus à la pensée des projets qui la charmaient, — comme je vais la dorloter, ta Jeane ! tâcher de savoir ses goûts, de deviner les plats qu’elle aime ; quels bons petits régals je lui ménagerai !… Comme je la gâterai, ta fille !… oh ! mais, je la gâterai en vraie grand’mère, c’est tout dire… Mais qu’as-tu donc, mon fieu ?… — ajouta la nourrice remarquant la profonde émotion de Delmare, qui, ne pouvant contenir ses pleurs, cachait son visage entre ses mains. — Mon Dieu, tout à l’heure, tu me disais toi-même : « Reprends courage, nourrice, espère ! » Bon ! je fais comme tu veux… je reprends courage… j’espère… et maintenant te voilà plus désolé que jamais !

Et Geneviève, s’agenouillant sur le carreau devant Delmare, reprit d’un ton navrant :

— Mais tu veux donc te faire périr toi-même ? Si c’est là ton idée, dis-le, finissons-en tout de suite ; tu ne m’attendras pas longtemps, car ce n’est pas vivre que de te voir ainsi souffrir, souffrir… mort et passion !

Delmare essuya ses larmes, domina son émotion, releva Geneviève et lui dit :

— Bonne mère, pardonne à ma faiblesse. Cette pensée de finir mes jours entre ma fille et toi m’a tellement ému, que je n’ai pu retenir mes larmes, refoulées d’ailleurs cette nuit. L’état d’excitation nerveuse où je me trouvais m’a empêché de pleurer ; ces larmes me soulagent, me calment. Maintenant, bonne mère, écoute-moi, et tu te convaincras que, sans me laisser entraîner à des vœux insensés, il m’est permis d’espérer d’enlever ma fille aux périls qui la menacent, et peut-être de finir mes jours près d’elle.