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défendu ; parce que j’ai goûté de la vie de Paris, parce que j’ai eu pour première maîtresse une femme comme madame de Hansfeld ; parce que, quoi qu’il advienne, quoi que fassent, disent, veuillent ou exigent mon père et ma mère, je suis maintenant incapable de vivre ailleurs qu’à Paris, et parmi cette jeunesse dorée à laquelle le hasard m’a mêlé. Je me rappelle vos conseils du Morillon, fruits de votre expérience, je me rappelle ces terribles exemples cités par vous ; aussi, je ne m’abuse pas, la vie de Paris sera tôt ou tard ma perte…

— Lorsque l’on a connaissance de son mal, cher enfant, il n’est jamais incurable ; la guérison est certaine lorsqu’elle est entreprise à temps.

— Oui, si le malade consent à prendre les potions qu’on lui donne ; mais s’il les jette par la fenêtre…

— C’est un moment de délire, la raison revient au malade et il se laisse guérir.

— À la condition que la maladie ne l’emporte pas durant son délire, souvent fort prolongé, cher maître.

— Encore une fois, Maurice, on est sauvé lorsque l’on voit l’écueil où l’on peut se briser.

— Oubliez-vous donc la force des courants, l’impétuosité des tempêtes, qui, malgré sa connaissance des écueils, pousse le pilote à sa perte ?

— Un bon et hardi pilote lutte contre les courants, brave la tempête et en triomphe, cher enfant.

— Lorsqu’il est bon et hardi pilote, soit ; mais tel je ne suis pas, ma modestie m’oblige à l’avouer ; enfin, mieux ou pis que cela, l’écueil me semble à la fois si dangereux et si attrayant, que, m’abandonnant au courant, je risque le naufrage.

— Pauvre Maurice, combien de pernicieux sophismes ont altéré déjà la pureté première de votre âme !

— N’est-ce pas, cher maître ?… Mais, du moins, la sincérité me reste. Oui, je suis aussi sincère à cette heure qu’alors que je vous disais, au Morillon, dans mon rustique enthousiasme : « Vivent les prés fleuris ! Laboureur je suis, laboureur je mourrai ! »

— J’ai le ferme espoir que, pour votre bonheur, votre prophétie se réalisera.

— Vous croyez que je retournerai au Morillon ?

— Je le crois.

— Allons, cher maître, c’est supposer l’impossible, et, en admettant l’impossible… à savoir que je consente à revenir dans nos montagnes, au bout de huit jours j’y crèverais d’ennui.