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— Vous ne jouissiez pas de votre raison ; cela n’excuse pas votre conduite, mais l’explique…

Delmare tirant sa montre, et ayant hâte de sortir avec Maurice avant le retour de son père, de qui les stériles hésitations pouvaient prolonger une situation pénible à tant d’égards, Delmare ajouta :

— Voici bientôt midi ; le rendez-vous est pris pour deux heures au bois de Vincennes ; il faut nous hâter, afin que j’aie le temps de vous donner votre première leçon d’escrime, mon cher enfant.

— Vous m’appelez encore votre cher enfant, comme autrefois ! — dit Maurice avec une douce émotion, plus sensible à la preuve d’attachement que lui donnait Charles Delmare qu’au danger d’un duel qu’il savait inégal et qu’il devait croire meurtrier pour lui ; tant de bonté me touche, — ajouta-t-il ; — laissez-moi à mon tour, en souvenir du passé, vous appeler encore mon cher maître.

— De grand cœur ; mais hâtons-nous ; venez, venez ! un fiacre m’attend à la porte de l’hôtel, il va nous conduire à la salle d’armes ; en route nous causerons.

Delmare, ainsi qu’il l’espérait, sortit avec Maurice de l’hôtel des Étrangers avant la fin de l’entretien de M. Dumirail avec sa femme.

Le cher maître et son élève montèrent dans le fiacre et reprirent bientôt leur conversation durant le long trajet qui séparait l’hôtel des Étrangers de la salle d’escrime du célèbre Bertrand.

Maurice resta quelques moments pensif et reprit, avec un sourire d’une mélancolique amertume :

— Tenez, cher maître, j’ai en ce moment un accès de raison ; je vois clair dans mon âme ; j’ai conscience de moi-même, de la voie où je marche, du terme où elle doit aboutir. Ce revirement de mon esprit, à qui le dois-je ? Est-ce à votre salutaire influence ? est-ce l’arrière-pensée de la mort que je vais bientôt braver ? Car je ne m’abuse pas sur les chances probables de ce duel ; toujours est-il qu’en ce moment, je vous le répète, cher maître, j’ai parfaitement conscience de moi-même.

— Et cette conscience de vous-même… que vous dit-elle, cher enfant ?

— Elle me dit que je suis perdu.

— Allons, Maurice, ce duel est inégal sans doute, mais…

— Je ne parle pas de duel. Il y a cent chances contre moi pour que je sois tué ; mais, si je réchappe, je suis perdu moralement.

— Pourquoi perdu ?

— Ah ! pourquoi, cher maître ? Parce que j’ai touché au fruit