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nais maintenant, mais trop tard : l’orgueil paternel a troublé ma raison, m’a perdu ! J’ai envié pour mon fils la brillante carrière de son cousin, son titre d’Excellence ; il n’est pas jusqu’aux sottes railleries de ma sœur qui ne m’aient fait rougir de l’obscure et paisible condition de mon fils. Ah ! c’est ma faute, c’est ma faute ! Dieu me punit ! Maurice est déjà livré au désordre. Il a, dans son ivresse, avoué un emprunt usuraire ! Enfin, lui, toujours si respectueux, si tendre, il m’a, cette nuit, répondu avec une telle insolence, que, saisi d’indignation, j’ai failli le frapper. Sa mère, en voulant s’interposer entre nous, a roulé à ses pieds, hélas ! Je le sais… si déplorable que soit cette excuse, mon fils était ivre… il n’avait plus conscience de ses actions, et, lorsqu’il a vu sa mère tomber sanglante, il a témoigné de ses remords et de son désespoir déchirant. Ah ! je n’en veux pas douter… Maurice a été entraîné, égaré, mais son cœur est resté bon ! Il est temps encore d’arracher ce malheureux enfant du funeste milieu où mon aveuglement l’a plongé ; car c’est moi, c’est moi qui l’ai presque forcé de changer de carrière. Ah ! ma femme, dans son rare bon sens, dans sa maternelle sollicitude, prévoyait les malheurs dont nous sommes accablés ; mais j’ai méconnu la sagesse de ses avis ; hier encore, je m’obstinais, par orgueil, à nier la gravité de l’inconduite de mon fils, et, de cette inconduite, voilà les fruits ! Il a, dans une orgie, insulté un spadassin redoutable ; cet homme veut tuer mon fils. Que faire, mon Dieu ! que faire, pour prévenir cet affreux malheur ? Emmener Maurice aujourd’hui même, retourner avec lui dans nos montagnes pour n’en plus sortir ?… Mais qui sait s’il voudra m’accompagner ?… Que dis-je ?… non ! non ! il s’y refusera ; car, ce matin, en se réveillant, il va se rappeler la provocation d’hier, il ira bravement au-devant de la mort, le malheureux enfant ! Non, non, je ne le laisserai pas assassiner… je ne le quitterai pas d’une seconde. On ne viendra peut-être pas le tuer entre mes bras ! et, d’ailleurs, est-ce qu’il n’y a pas des lois ? Je déposerai une plainte contre ce spadassin qui veut assassiner mon fils ; oui… une plainte, c’est le seul moyen, et je vais… Mais, pendant mon absence, Maurice peut recevoir une lettre des témoins de son adversaire, courir au rendez-vous qu’on lui indiquera sans doute ; et sa mère… déjà si souffrante… grand Dieu !… si elle apprenait le nouveau malheur dont nous sommes menacés… pour elle quelle secousse ! elle serait mortelle peut-être ! Mon Dieu ! encore une fois, que faire ? l’heure s’écoule, je me débats dans mon impuissance ! À qui demander conseil en cette extrémité ? Malédiction sur le duel ! Stupide et féroce préjugé !