— La douleur, la vie ont des bornes aussi, monsieur ! — répond avec un profond et amer découragement madame Dumirail. — Je vous le dis en toute sincérité, si, au lieu de vous avoir pour auxiliaire contre les désordres de notre fils, vous devez vous liguer avec lui contre moi, je vous le déclare, je ne suis pas de force à continuer la lutte ; je me sens déjà brisée par ce que j’ai souffert depuis mon arrivée à Paris, je ne survivrai pas longtemps aux chagrins que je prévois.
— Allons donc, madame ! ces malheurs sont les fantômes de votre imagination malade ou troublée.
— Des fantômes !… Ah ! monsieur, comparez notre existence actuelle à ce qu’elle était avant que vos ambitieux projets pour votre fils eussent faussé votre jugement, autrefois si droit et si sûr ! Quelle union, quelle confiance entre nous ! quelle sécurité pour l’avenir de Maurice ! que de gages de bonheur presque certain dans son mariage avec sa cousine ! Et, maintenant, voyez notre famille aigrie, divisée, Jeane à jamais séparée de nous, vous et moi en opposition continuelle, échangeant de pénibles récriminations après vingt ans d’une affection sans nuages. Enfin, notre fils qui nous donnait tant de légitimes espérances, notre fils qui nous adorait, déjà presque désaffectionné de moi, et bientôt peut-être aussi désaffectionné de vous, car votre aveugle tolérance vous sera, autant qu’à lui, fatale ! voilà, monsieur, voilà ce que, dans votre optimisme affecté, vous appelez des fantômes !
— Oui, madame, des fantômes ! car vous êtes folle ! et si mon optimisme est, selon vous, affecté, votre pessimisme est insensé ! Oh ! mon Dieu, la cause en est fort simple ! Maurice, en changeant de carrière, contre votre gré, a ainsi contrarié vos goûts, vos habitudes qui vous attachaient au Morillon ; de là votre acharnement à peindre l’avenir des plus sombres couleurs, à outrer, à exagérer les torts de notre fils, peccadilles ou péchés de jeunesse qui n’ont en rien altéré ses excellentes qualités natives, non ! et je vous défie de me prouver que notre fils ne mérite plus notre…
— Quel est ce cri ?… C’est la voix de Josette ! — dit vivement. madame Dumirail en interrompant son mari et en prêtant l’oreille du côté de l’antichambre où veillait la servante.
Et presque aussitôt on entendit le bruit retentissant causé par la chute d’un meuble pesant ; puis Josette, pâle, effarée, entra précipitamment dans le salon et balbutia en joignant ses mains tremblantes :
— Ah ! madame, M. Maurice !