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LXX

San-Privato, en rival habile, ne parut pas se réjouir de la déception dont Jeane se voyait victime, car il eût ainsi semblé lui dire : « Au Morillon, mon seul crime a été de vous aimer ; vous m’avez accablé de votre mépris, vous m’avez outrageusement sacrifié à Maurice… Aujourd’hui, jugez entre lui et moi. » Non, San-Privato ne commit pas cette faute ; il possédait une trop grande connaissance du cœur humain, et il ne supposait pas que l’amour de Jeane pour Maurice fût subitement éteint dans l’âme de la jeune fille ; sa jalouse exaspération, la cruauté même de sa conduite ; sa sympathie affectée, exagérée pour Albert, témoignaient, au contraire, de la vitalité du sentiment qu’elle éprouvait, de même que les déchirements de la douleur témoignent de la vitalité du corps.

San-Privato savait aussi que les personnes d’une nature aussi nerveuse, aussi passionnée, aussi violente que celle de Jeane, sont exposées fatalement à des surprises de plusieurs sortes ; il n’ignorait pas la singulière attraction qu’il exerçait sur elle. Il ne voulut rien livrer aux chances du hasard et joua, ainsi que l’on dit vulgairement, son jeu serré.

La charmante figure du jeune diplomate, lorsqu’il demeura seul avec Jeane, se voila de tristesse, et, d’une voix touchante, il dit à sa cousine :

— Si vous saviez combien je suis désolé de ce que tout à l’heure vous m’avez appris, dans la première explosion de votre juste indignation !… Serait-il vrai ? Maurice, à peine arrivé à Paris, Maurice vous aurait déjà oubliée ? Non… non… c’est impossible, Jeane ; il vous aime toujours, il cède à un entraînement passager, il vous reviendra lorsque…

— Oui, lorsqu’il sera honteusement dupé ou chassé par cette femme, — reprit amèrement Jeane. — Mais assez parlé de lui… cela me fait mal… Parlons de vous, cher cousin ; j’ai été, je le