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ble, l’égarement dans son esprit, dans son cœur, y confondait les notions du bien et du mal en subordonnant toutes ses pensées, tous ses désirs, tous ses devoirs à la possession de madame de Hansfeld ; ainsi devait s’opérer en lui une métamorphose subite, presque foudroyante qui le lançait sans transition dans une voie funeste.

— Antoinette est à moi, — pensait Maurice dans son extase en regagnant la demeure où l’attendaient sa mère et Jeane en proie à une inquiétude mortelle. — Oui, elle est à moi, cette femme enivrante… Ce souvenir embrase mon sang… Ah ! c’est à devenir fou ! Je le deviendrais sans la certitude de la revoir tantôt, à deux heures. Combien le temps va me durer jusque-là !… Mon Dieu ! quel bonheur est le mien ! est-il croyable ? être aimé d’elle ! si passionnément, qu’à cet amour elle a sacrifié sa vertu, la mémoire de son mari, qu’elle chérissait et vénérait ! Elle est fière, elle est heureuse de mon amour ! Elle veut, dit-elle, s’en parer, en m’emmenant tantôt à la promenade dans sa voiture ! Que d’envieux ! que de jaloux je vais faire ! Mais demain, c’est à cheval que je l’accompagnerai ! Son cocher a été hier choisir pour moi deux charmants chevaux de race ; on me les amènera ce matin à notre hôtel, où doivent m’attendre aussi les fournisseurs de renom… Est-il rien de trop beau, de trop élégant pour l’amant de la baronne de Hansfeld ? Oh ! l’or, la jeunesse, l’amour, trinité divine, radieuse, indivisible ! Qu’est-ce que la jeunesse sans l’amour ? qu’est-ce que l’amour sans le luxe qui le couronne ? Bonheur ! bonheur ! Je suis jeune, je suis riche, puisque mon père est riche ! On m’a prêté vingt mille francs, on m’en prêtera cinquante mille, cent mille, s’il me les faut, pour figurer dignement à côté d’Antoinette, la femme la plus à la mode de Paris ; d’Antoinette, ma maîtresse, ma maîtresse adorée !… Ah ! je suis à elle comme elle est à moi… Aucune puissance ne pourra nous désunir, ni mon père ni ma mère !

Le souvenir de son père et de sa mère rappela quelque peu Maurice à la réalité des faits et éveilla dans son cœur quelques tardifs remords. Il se dit :

— Bonne mère ! quelle aura été son inquiétude durant cette nuit ? J’aurais dû hier au soir, du moins, afin de la tranquilliser, lui écrire que je ne rentrerais pas à la maison ; mais hier au soir, je délirais, je n’avais plus la tête à moi. Combien, ce matin, l’accueil de ma mère va être sévère, irrité… Puis, j’y songe, ces marchands qui sans doute m’attendent, si elle les voit, que dira-t-elle ? Je crains plus ses larmes que son courroux… Et Jeane…