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transformé son esprit et son cœur ? Cet impérieux besoin de promenade à cheval et d’Opéra lui serait donc subitement survenu depuis hier, que dis-je ! depuis tantôt ?… Cette étrange métamorphose de la simplicité de ses goûts se serait donc réalisée aujourd’hui même, entre trois et six heures ?

— Jeane, — dit vivement Maurice, cédant enfin à un courroux longtemps contenu, — je te l’avoue, je trouve aussi déplacées qu’intolérables ces continuelles et méchantes allusions à une dame qui mérite l’estime de tout le monde, à commencer par la tienne.

— Maurice, — s’écria fièrement la jeune fille, — de si peu de valeur que soit mon estime, je ne l’accorde qu’aux personnes qui en sont dignes !

— Madame la baronne de Hansfeld est digne de ton estime, j’ajouterai qu’elle est digne aussi de votre estime, ma mère.

— Mon fils, cette dame m’est étrangère, et je ne saurais…

— Et de quel droit cette femme eût-elle donc osé parler de votre mère et de moi autrement qu’avec le respect qui nous est dû ? — repartit Jeane redressant la tête, l’œil brillant, les narines frémissantes, son adorable visage empourpré des rougeurs de la jalousie, de l’indignation et de la douleur, car elle ne se méprenait pas sur la cause de l’animation de son fiancé à défendre madame de Hansfeld ; aussi celui-ci reprit-il, de plus en plus irrité :

— Cette femme, pour me servir de vos termes méprisants, cette femme est à votre hauteur, entendez-vous, Jeane, par l’élévation du caractère, et, de plus, elle a sur vous cet avantage inestimable, qu’elle rend loyalement justice aux qualités des autres, au lieu de se laisser emporter par une aveugle jalousie.

— Moi, jalouse de vous, maintenant ! Rassurez-vous, Maurice, — reprit Jeane d’une voix navrante et les yeux baignés de larmes, — vous ne me connaissez pas… Vous n’avez, je le vois, jamais connu mon cœur et ma fierté !

— Jeane ! Maurice ! — dit madame Dumirail désolée de ce débat ; — mes enfants… je vous en conjure, ne vous irritez pas l’un contre l’autre ! Il s’agit, j’en suis certaine, d’une méprise…

À ce moment, Josette, la servante, entra dans le salon, tenant une petite enveloppe largement scellée d’un cachet de cire mordorée, laquelle enveloppe Josette flairait avec délices, car elle répandait un doux parfum ; ajoutons que Maurice, sa mère et Jeane, absorbés par leur discussion, n’avaient pas entendu le roulement d’une voiture qui venait de s’arrêter devant la porte de l’hôtel des Étrangers.

— Ah ! que cela sent bon ! que cela sent donc bon ! — répétait