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— Ah ! Maurice, quelle douce joie tu me causes en parlant ainsi ! — dit madame Dumirail. — Je n’ai point, d’ailleurs, lieu de m’étonner ; combien de fois ne nous as-tu pas dit : « Laboureur je suis né, laboureur je mourrai ! »

— Ainsi, — reprit M. Dumirail, parvenant à dominer la colère croissante que lui causait l’intervention de sa femme, — ainsi, mon ami, tu ne vois rien de désirable au delà de la modeste et obscure condition qui t’est réservée ? Ainsi, tu ne regrettes et tu ne regretteras jamais… je te cite ce fait parce que nous l’avons sous les yeux… tu ne regretteras jamais, dis-je, de n’avoir pas, par exemple, élevé ton ambition, très-louable d’ailleurs, jusqu’à une carrière aussi brillante que celle de ton cousin San-Privato ?

— S’il faut te dire la vérité, mon père, certaines velléités ambitieuses s’étaient éveillées en moi depuis l’arrivée de mon cousin, — répondit Maurice ; — mais cette ambition a été éphémère.

— J’en étais sûr ! mes pressentiments ne me trompaient pas ! — se dit M. Dumirail triomphant et plus que jamais décidé à persévérer dans ses projets.

Puis il reprit tout haut, s’adressant à Maurice :

— Ce que tu viens de m’apprendre là, mon cher enfant, est un aveu de la plus haute importance. Et d’où vient que tu nous avais caché jusqu’ici cette velléité d’ambition, des plus louables, je te le répète ?

— Maurice vous l’avait cachée par cette raison fort simple, mon ami, que l’ambitieuse velléité de ce cher enfant a été, grâce à Dieu ! aussi éphémère que soudaine, — reprit Charles Delmare, — et, tout à l’heure encore, il nous disait…

— Mon cher voisin, — reprit froidement M. Dumirail, — la question dont il s’agit a, selon moi, une telle gravité, que vous trouverez bon que mon fils me réponde librement et en dehors de toute influence, si bien intentionnée d’ailleurs qu’elle puisse être.

— La réponse de Maurice est à ce point conforme à sa pensée, qu’en entrant ici, sa première parole a été de nous dire qu’il ne voulait jamais nous quitter, — ajouta madame Dumirail. — Il est donc hors de doute que…

— Pardon si je t’interromps, ma chère amie, — dit M. Dumirail, s’efforçant de donner à son accent, à sa physionomie l’affectuosité dont il témoignait habituellement envers sa femme, ne voulant pas laisser soupçonner leur récent discord aux deux fiancés ; — je te ferai la même observation qu’à notre cher voisin : notre fils doit nous dire, librement et sans réticence, sa pensée… sa pensée tout entière… en une conjoncture si grave.