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— Mon ami, — reprit madame Dumirail les yeux humides de larmes, — depuis vingt ans de mariage, voilà le premier mot dur et injuste que vous m’ayez adressé.

— Parce que, pour la première fois depuis notre mariage, je découvre, avec autant de surprise que de chagrin, qu’en certaines circonstances vous oublieriez peut-être l’intérêt de votre fils pour ne songer qu’à vos convenances personnelles.

— Puisse l’avenir ne pas cruellement démontrer qui de vous ou de moi parle en ce moment le langage d’une tendresse éclairée !… Ah ! mon ami, — ajouta madame Dumirail d’une voix altérée, — vous qui d’ordinaire témoignez d’un esprit si prudent et si sage, pouvez-vous ?…

— En d’autres termes, ma sagesse a tourné en folie, et je déraisonne, Madame, il m’est pénible de vous le déclarer… ce reproche touche à l’injure et me blesse profondément.

— Ah ! votre injustice est révoltante… et je…

— Achevez, madame.

Madame Dumirail, trop émue pour répondre avec calme, se tut pendant quelques moments, se recueillit, et reprit avec un accent rempli de déférence et de tendresse :

— Mon ami, ce qui vient de se passer entre nous est un enseignement ; Dieu veuille qu’il ne soit pas inutile ! Tout à l’heure tu me disais : « Nous qualifions faussement d’envie notre regret de ce que la carrière de notre fils ne sera pas aussi brillante que celle de son cousin ; d’honnêtes gens comme nous, aimant leur fils comme nous l’aimons, sont incapables de céder à de mauvais sentiments. » Hélas ! pourtant, si l’on doit juger d’un sentiment par la bonne ou mauvaise influence qu’il exerce sur nous… Vois donc !… pendant vingt ans, nous n’avons jamais été désunis par un désaccord sérieux ; nos rapports ont toujours été affectueux, dignes de notre estime mutuelle, et voici que, pour la première fois de notre vie, nous échangeons des paroles aigres, chagrines, qui, de ma part, dis-tu, vont jusqu’à l’injure. T’injurier… moi, grand Dieu ! qui ai pour toi autant de tendresse que de respect ! Mon ami, je le demande à ta droiture, à ta raison, un sentiment généreux en principe aurait-il ces funestes conséquences ? nous diviserait-il ainsi, nous qui chérissons notre fils ? Va, crois-moi, mon ami, ne nous abusons pas ! ce que nous avons éprouvé, car, moi aussi, pendant un moment je l’ai ressenti, c’est de l’envie, la haineuse, la hideuse envie !… Elle a pris, pour nous égarer, le masque d’un généreux orgueil paternel, mais elle se trahit par ses œuvres : je la reconnais à la discorde qu’elle sème déjà entre