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— Encore une fois, Julie, notre voisin, ayant failli, croit tout le monde faillible, et tu me permettras d’avoir, lorsqu’il s’agit de mon fils, meilleure créance en moi qu’au jugement d’un étranger. D’ailleurs, s’il te coûtait de te séparer de Maurice, dans le cas où il serait obligé d’aller étudier à Paris, pourquoi ne l’accompagnerais-tu pas ?

— Mais, alors, c’est de toi qu’il me faudrait me séparer ?

— Hésiterais-tu, si cette séparation momentanée était utile à ton fils ?

— Tiens, mon ami, puisque, après tout, il ne s’agit heureusement que de suppositions, de grâce, épargne-les-moi ; elles m’attristent, elles m’alarment, à tort sans doute, oh ! bien à tort, je le sais. Est-ce qu’il est possible de raisonnablement admettre que notre existence puisse être ainsi, du jour au lendemain, transformée, bouleversée de fond en comble, parce que notre fils, cédant à un caprice ou à de folles suggestions, voudrait changer de carrière, au risque de compromettre son bonheur, son avenir ? Ah ! mon ami, à cette seule pensée, les plus noirs pressentiments m’accablent.

— Je croyais, Julie, ton caractère plus ferme…

— Mon ami, je témoigne, au contraire, de quelque fermeté de caractère en m’efforçant de ne pas dévier de la voie que nous suivons depuis vingt ans pour le bonheur de notre fils et pour le nôtre.

— D’où il suit que… moi, je suis d’un caractère faible ? — reprit M. Dumirail avec un accent de brusquerie et d’aigreur jusqu’alors à peine contenu et qui devait aller croissant ; — de sorte que j’abandonne la bonne voie où nous avons marché jusqu’ici, et que, sciemment, j’en prends une mauvaise ?

— Mon ami, je t’en conjure, ne…

— Ces reproches de faiblesse et d’imprudence, en quoi les méritai-je, s’il vous plaît ?

— Encore une fois, mon ami, ces reproches, ce n’est pas moi qui te les adresse.

— Ainsi, parce que je regarderais comme un devoir sacré de respecter le choix de mon fils, s’il voulait embrasser une nouvelle carrière, je suis un homme faible ! Ainsi, je suis un homme imprudent, inconsidéré, parce que j’aurais le courage de sacrifier mes goûts à l’intérêt de mon fils, au lieu de me renfermer dans un égoïsme d’ailleurs fort commode, en repoussant tout changement qui porterait la moindre atteinte à l’agréable existence dont je jouis !