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— Il y a trois jours, — reprit Charles Delmare en souriant, — vous étiez chez moi, et, me parlant de votre cousin, attaché-payé d’ambassade à l’âge de vingt ans : « Attaché sent trop le servage, et payé sent trop le gage, me disiez-vous gaiement. Je ne serai jamais attaché qu’à nos montagnes et payé de mes travaux que par les fruits de la terre, notre bonne nourricière… »

— C’est pourtant vrai, cher maître ; alors je disais cela, je pensais cela. — Et tout à l’heure, vous rêviez d’être apprenti diplomate.

— Hélas ! oui ; mais ce qui rend ma faute excusable, c’est qu’elle n’avait d’autre mobile que l’espérance de voir un jour ma Jeane appelée madame l’ambassadrice.

— Fi donc ! — reprit gaiement la jeune fille, renaissant, ainsi que son fiancé, à la confiance, à la certitude de leur bonheur prochain ; — fi donc qu’est-ce pour moi que ce titre mesquin d’ambassadrice, pour moi, princesse des bluets, duchesse des primevères, églantines et autres domaines printaniers ? Fi donc ! ambassadeur, ambassadrice… pour qui nous prend-on, s’il vous plaît ? Moi ! bientôt la royale épousée de mon bien-aimé souverain, le roi des vertes prairies, autocrate des blés en fleurs ! N’est-ce pas nous, au contraire, qui, couronnés de trèfle incarnat et assis sur notre trône de luzerne rose, recevrons ambassadrices et ambassadeurs, à nous envoyés par nos voisins, rois de leurs guérets, afin de traiter d’un échange de brebis contre des chevreaux, de semences pour la moisson prochaine, ou d’une terrible guerre contre les loups ravisseurs. Ainsi donc, ô mon noble sire, — ajouta la jeune fille souriant et tendant la main à son fiancé, — ne dérogeons pas jusqu’à l’ambassade, restons heureux et fiers de notre royauté rustique !

Il est impossible de rendre la grâce enchanteresse déployée par Jeane en prononçant ces paroles avec une gaieté charmante, qui témoignait du calme renaissant dans son cœur et de sa foi dans l’avenir.

Maurice, sentant aussi les derniers troubles de son âme se dissiper sous la douce influence de sa fiancée, se mit à ses genoux, et, la contemplant avec adoration :

— Ange, ô bon ange de ma vie ! tu dis vrai, restons heureux et fiers de notre royauté rustique ; ton amour m’a couronné, m’a fait roi… plus que roi, ton amant, ton époux !

Puis, se levant, palpitant d’ivresse et prenant Jeane par la main :

— Viens, viens ; mon père est au chalet, allons le prier de hâter notre union.