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désir de sortir de mon obscurité, si je devais un jour, par mon mérite, conquérir une position aussi brillante, plus brillante peut-être que celle de mon cousin, si surtout l’unique mobile de mon ambition était mon vœu ardent de me rendre encore plus digne de toi, Jeane, m’aimerais-tu davantage ?

— Je serai sincère, — répondit la jeune fille, alarmée des velléités ambitieuses de Maurice : — je ne saurais t’aimer davantage.

— Quoi ! Jeane, mes efforts, ma persévérance à m’élever par toi et pour toi te laisseraient indifférente ?

— Indifférente, non sans doute ; je serais, au contraire, touchée, heureuse et fière de ce que ton amour t’eût inspiré une généreuse ambition ; je t’admirerais, je te glorifierais peut-être, mais mon amour pour toi ne saurait s’accroître, car, à cette heure, crois-moi, Maurice, je t’aime autant que l’on peut aimer.

— Jeane, si, à cette heure, je te disais : Nous sommes fiancés ; tu as ma foi, j’ai la tienne, nous pouvons compter l’un sur l’autre, notre affection est inaltérable, mais je souffre de ne pouvoir t’offrir qu’une position peu digne de toi. Je veux sortir de cette obscurité : encourage ma louable émulation… Nous sommes bien jeunes encore, résignons-nous à retarder notre mariage jusqu’à ce que…

— Maurice, — écoute-moi, — reprit Jeane d’une voix tremblant d’inquiétude et interrompant son fiancé ; — il ne s’agit ici, selon toi, que d’une supposition ; mais s’il s’agissait de ta part d’un projet réel, c’est à mains jointes, entends-tu ? à mains jointes, c’est à genoux que je te supplierais d’oublier ces rêves ambitieux et de demander à nos parents de hâter notre mariage ; et, devenue ta femme, c’est encore à mains jointes, c’est encore à genoux que je te supplierais de ne pas quitter la maison paternelle, de continuer de vivre près de moi, paisible, heureux, ainsi que par le passé. Ton amour, ta présence, nos goûts simples, nos occupations rustiques comblent mes vœux, je te jure ; car, à genoux encore, je te supplie de me laisser étrangère à ce monde où tu rêves de m’introduire ; je ne veux pas le connaître ! — ajouta Jeane avec une sorte de mystérieuse et involontaire appréhension, — non, je ne veux pas le connaître !

— D’où te vient une si vive répugnance, Jeane ? Tu parais troublée, effrayée !…

— En effet, j’ai peur.

— Peur ! et de quoi ?

— Je t’ai promis d’être sincère ; tu sauras, Maurice, ma pensée entière. Eh bien ! vivant ici, près de toi, je suis sûre de moi-