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— Jeane… pervertie !… Que dis-tu là ?

— Pervertie… non, pas encore, grâce à Dieu ; mais il existe en elle de dangereux penchants dont elle a hérité de moi, mystérieux et funeste héritage, le seul, hélas ! qu’une destinée vengeresse m’ait permis de léguer à mon enfant ! De ces fâcheux penchants, à peine elle a conscience ; aussi elle se révolte, elle se débat sincèrement contre la pernicieuse influence de San-Privato ; mais il tient Jeane par son mauvais côté, qui n’avait pu, quoique voilé, échapper à mon œil de père, et il n’a pas échappé non plus à la diabolique pénétration de San-Privato.

— En vérité, mon Charles, je n’en reviens pas ; je devrais avoir peur… et, malgré moi, en t’écoutant… je me sens rassurée.

— Que dis-tu ?

— Dame, oui ; comment ! voilà tout ce que tu reproches à ta fille ? De te ressembler par le caractère, à toi si bon, si généreux !

— Pauvre nourrice, tu n’oublies qu’une chose.

— Quoi donc que j’oublie ?

— C’est que je suis homme, et que Jeane est femme ! Tu oublies encore que, sans parler de mon désordre égoïste, stupide, coupable, qui, en dissipant l’héritage paternel, m’a conduit à une ruine abjecte et devait me pousser à un lâche suicide, j’ai, malgré la bonté, la générosité de mon caractère, porté le déshonneur et la mort dans une famille ; que j’y ai introduit l’enfant de l’adultère !… Oh ! certes, les hommes, si tolérants parce qu’ils ont tant besoin de pardon pour eux-mêmes, témoignent d’une fraternelle indulgence pour certains vices, certains crimes qu’ils commettent ou regrettent de ne pouvoir commettre ! que dis-je ? ils les glorifient, ces crimes ! Corrompre et séduire une épouse jusqu’alors irréprochable, tuer son mari en duel, c’est ravissant ! Cela vous pose en crâne, en roué, en don Juan, en héros de roman de cape et d’épée ! Mais qu’une femme jeune, belle, spirituelle, hardie, elle aussi, se livre à la fougue de ses passions ; qu’elle aussi cède sans honte à l’ardeur de son sang ; qu’elle aussi se joue de l’adultère, du repos des familles ; qu’elle aussi fasse couler sans pitié les larmes et le sang, horreur, anathème sur elle ! Grand est le nombre de ceux qui la maudissent : ce sont ses victimes, ce sont les dédaignés, les délaissés, les envieux de sa beauté ; c’est la foule, enfin, et la malheureuse femme tombe, aux cris de malédiction de tous, dans un abîme d’opprobre !

— Ah ! oui, maintenant j’ai peur. Charles, mon Dieu ! soupçonnerais-tu Jeane de devenir jamais… ?