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en a-t-il assez fait, à toi, à ta fille, à ce pauvre M. Maurice ?

Et la nourrice, éclatant, ajouta avec une fureur croissante :

— Scélérat de muscadin !… lâche, traître, espion ! langue de vipère ! méchant comme un âne rouge ! vous en a-t-il assez fait de mal ?

Et la nourrice, s’exaspérant à mesure qu’elle énumérait les défauts de San-Privato, s’écria en serrant les poings avec une énergie sauvage : — Jour de Dieu ! te séparer de ta fille… toi qui ne vis que pour elle ! Est-ce que ce n’est pas vouloir te porter le coup de la mort ? Va, je te connais bien, mon Charles, le chagrin te tuerait ! Et, toi mort, vois-tu, toi mort… que le diable m’emporte si je ne m’en irais pas dare-dare… faire passer le goût du pain au muscadin…

— Geneviève !…

— Laisse-moi tranquille ! Tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’une mère dont on a tué le petit… vois-tu !… Je te dis que j’aurais la tête sous le couperet, que je crierais encore : « Oui, j’ai bien fait de faire passer le goût du pain à un scélérat !… Tiens ! est-ce que c’est ma faute, à moi, si le bon Dieu roupille et me laisse sa besogne ? Oui, j’ai bien fait de venger mon pauvre fieu, qui de chagrin a trépassé !… »

Cette dernière et funèbre pensée changea en attendrissement la fureur éphémère de la vieille nourrice, inoffensive et excellente créature, qui ne pouvait, disait-elle, voir tuer un poulet ; elle fondit de nouveau en larmes, se jeta au cou de Charles Delmare avec une effusion maternelle, en murmurant d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Eh bien ! oui, oui, tu as raison, il faut laisser le ciel punir les méchants, ne pas nous occuper de ça… Mais enfin, mon Charles, est-ce qu’il est jamais Dieu possible que je me fasse à l’idée que tu mourras avant moi ? Il y aurait de quoi me rendre folle ! Qu’est-ce que tu voudrais que maintenant, sans toi, je devienne ? Dis un peu… mon enfant ? Moi qui, depuis trois ans, ne t’ai pas quitté d’un jour, je serais comme un pauvre chien qui a perdu son maître et qui s’en va mourir sur sa fosse.

La nourrice, tombant aux pieds de Charles Delmare, qui pleurait, ajouta, suppliante :

— Je t’en supplie, mon Charles, ne te laisse pas abattre ! Ne désespère pas ! reprends courage ! Tu en as tant de courage, et tant d’esprit ! Comment ne sortirais-tu pas de ce maudit guêpier ? Voyons, cherchons, avisons… Tu m’as dit souvent que ça te soulageait, que même ça t’éclairait parfois de penser tout haut avec moi ; tu m’as déjà, ce soir, en rentrant, raconté ta désolation ; cherchons le moyen d’échapper aux malheurs que tu crains. Ce