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puis, dans un élan de reconnaissance indicible, il éleva son âme vers cette volonté mystérieuse qui semble régir les destinées humaines, et, les yeux noyés de larmes, serrant passionnément contre sa poitrine Jeane éplorée, il baissa la voix, de crainte d’être entendu de San-Privato, et tout bas, bien bas, avec un accent ravi, mais contenu, et où vibrait encore l’écho de ses terribles angoisses, il murmura à l’oreille de sa fille :

— Il part ! nous sommes sauvés… tous sauvés !

— Que dites-vous ? il part ?… — balbutia Jeane. — Oh ! oui, sauvés, tous sauvés, délivrés. Oh ! Maurice… mon Maurice… je…

Mais ce violent contraste entre la renaissance d’un bonheur qu’elle croyait perdu et son désespoir récent brise les ressorts de l’âme de la jeune fille, sa voix expire sur ses lèvres ; son père la voit pâlir et s’affaisser entre ses bras : elle perd connaissance.

— Maurice ! — s’écria Charles Delmare, soutenant sa fille dans ses bras ; — Jeane s’évanouit ! Venez à mon aide, transportons-la au chalet.

Maurice, aussi, malgré l’égarement de son esprit, avait entendu ces mots de madame San-Privato : « Albert, tu es nommé chargé d’affaires… Nous allons partir, » et Maurice, ainsi que Charles Delmare, ainsi que Jeane, avait vu dans le départ de San-Privato un gage de salut certain, et, levant brusquement ses yeux, secs et rouges de larmes, il court à Charles Delmare, et, d’un air sombre :

— Enfin, il part !… Ah ! que ce démon retourne à l’enfer qui l’a vomi… Puissions-nous retrouver notre bonheur perdu !

— Non, non, ce bonheur n’est pas perdu, pauvre enfant ! Un funeste mirage l’a un moment voilé, obscurci à vos yeux… à ceux de Jeane, — dit à demi-voix Charles Delmare ; — courage, courage ! Lorsque, tout à l’heure, elle reprendra ses esprits, son premier regard vous cherchera, et dans ce loyal et tendre regard vous lirez, croyez-moi, le plus sincère amour ! Courage ! mon enfant, transportons Jeane au chalet ; votre père et votre mère s’approchent, ne les attristez pas du récit de vos larmes, dont vous reconnaîtrez bientôt le néant. Nous attribuerons votre émotion et la défaillance de Jeane aux suites du danger qu’elle a couru en allant à la grotte de Treserve.

Au moment où Charles Delmare et Maurice, transportant Jeane évanouie, s’éloignaient de San-Privato, qui, en apparence absorbé par la lecture de la dépêche, avait d’un œil oblique attentivement suivi les diverses péripéties de la scène précédente, madame San-Privato, sans même s’informer de la cause de l’évanouissement de