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— Ce roué de Delmare m’embarrasse ; il est définitivement par trop de mon avis… Encore une fois, qu’espère-t-il ? Je ne puis le deviner. Enfin, il n’importe, achevons l’entretien ; semons, afin de récolter… Jeane, Jeane, combien tu es belle ! quels regards tu me jettes ! Ah ! il en est d’eux ainsi que de tes yeux bleus ! Il y a de tout dans ces regards-là ! Serions-nous séparés demain… vivrais-tu cent ans… Jeane, je te défie maintenant de m’oublier ! — pensait San-Privato.


XXXII


Maurice, si longtemps affectionné à Charles Delmare, de qui tant de fois déjà il avait pu apprécier l’excellent jugement, réfléchit qu’en la circonstance actuelle, circonstance si grave sous tant de rapports, son cher maître ne pouvait s’égarer dans les conseils qu’il lui donnait ; aussi sa fugitive irritation s’apaisa-t-elle, et, non moins par conviction que par habitude de déférence, Maurice se résigna, de même que Jeane, à vider jusqu’à la lie cette coupe d’angoisses, breuvage salutaire peut-être, mais dont les deux fiancés ne ressentaient jusqu’alors que l’âcre amertume.

— En deux mots, je termine, — reprit San-Privato. — Une dernière accusation, la plus grave de toutes, pèse sur moi. Quel est mon crime ? Je me croyais perdu, et, au bord de la tombe, j’ai osé, je l’avoue… Jeane… pardonnez l’audace, non, la sincérité d’un sentiment irrésistible que ni ma raison, ni mon respect pour vous, ni vos dédains ne sauraient vaincre ; j’ai osé vous dire : « Je t’aime ! »

En prononçant ces mots d’une voix douce, vibrante, passionnée, San-Privato se transfigura ; sa physionomie, jusqu’alors glaciale, sardonique ou hautaine, redevint ravissante et exprima l’émotion la plus tendre, la plus vive.

— Mais, hélas ! — ajouta-t-il, et une larme touchante doubla le charme de son regard, ― lorsque l’aveu de cet amour qui allait finir avec ma vie… que je ne comptais plus que par secondes…