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fiancée ? Peut-on m’adresser un tel reproche ? Quel était mon but ? Respecter le repos de Maurice en lui cachant la préférence dont j’étais l’objet, préférence aussi flatteuse que fugitive, je ne le sais que trop, mais dont cependant Maurice a été plus blessé qu’il ne le veut paraître… ou plutôt qu’il ne croit l’être. Ah ! de ceci je m’afflige et m’effraye. Hélas ! il en sera de cette préférence éphémère, insignifiante… je le répète, il en sera, dis-je, ce qu’il advient souvent d’une écorchure légère : certes, rien n’est d’abord plus insignifiant, à la condition qu’on l’oublie, que l’on n’y touche point ; oh ! alors, elle est bientôt cicatrisée… Mais si, chaque jour à toute heure, on porte la main à cette écorchure, si on l’irrite, si on l’envenime par un prurit incessant, elle grandit, se creuse, s’aggrave, s’enflamme, devient une véritable plaie, cuisante, ulcérée, hideuse, et le fer ou le feu peut seul arrêter les progrès mortels de la gangrène !

À ces mots, d’une âpre énergie et d’une réalité terrible, les deux fiancés frissonnèrent et n’eurent pas la force d’interrompre San-Privato. Il poursuivit :

— Hélas ! ainsi doit s’ulcérer peu à peu, et incurablement peut-être, le cœur de mon cousin Maurice, au souvenir incessant et corrosif de l’insignifiante préférence que m’a accordée sa fiancée… cette chère petite préférence d’un jour, d’une heure. Loin de l’oublier, Maurice se la rappellera constamment… Cela est fatal. Oui, malgré lui, lors même qu’il sera l’heureux époux de son adorable fiancée, par cela même qu’il sera son trop heureux époux… il se dira : « Jeane m’aimait tendrement ; elle n’avait jamais vu Albert ; cependant, durant un moment, elle me l’a préféré… De cette infidélité vénielle, Jeane m’a fait l’aveu loyal… Mais qui me prouve que le souvenir d’Albert est à jamais éteint dans son âme ? Qui pourrait jamais prétendre jeter un regard clairvoyant dans cet abîme impénétrable, le cœur d’une femme ! abîme que parfois elles-mêmes n’osent sonder, de peur de reculer épouvantées ?… »

— Misérable ! — s’écria Maurice, dominant enfin l’espèce d’objurgation qu’exerçait sur lui la parole de San-Privato, parole acérée, brûlante, sous laquelle venaient de se tordre les fibres les plus douloureusement sensibles du cœur de notre candide adolescent ; — misérable ! — répéta-t-il d’une voix haletante, — tu mens ! par ta gorge, tu mens ! Je te méprise trop pour jamais t’honorer de ma jalousie ! On ne jalouse que ceux que l’on craint ou que l’on envie… Tu es trop lâche pour être à craindre, trop méchant pour