Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/158

Cette page a été validée par deux contributeurs.

au delà de ce monticule où se termine la prairie ; il n’y a pas de chemin pour aller à la grotte.

— Non, non, nous ne nous sommes pas trompés, — répondit Maurice ; — marche toujours, nous prendrons le premier sentier à gauche.

— Marche toujours ! — répéta San-Privato en haussant les épaules ; — tu rêves éveillé, mon bon Maurice… à dix pas d’ici, c’est l’abîme.

— En apparence, oui, mais non pas en réalité ; tu vas t’en convaincre, suis-moi. Seulement, sois bien attentif à poser tes pieds où tu me verras poser les miens ; le sentier de la grotte est, d’ailleurs, très-aisément praticable, les chèvres y passent.

Maurice, laissant Albert peu suffisamment renseigné sur la nature du sentier en question par cette réponse, « qu’il était d’un facile accès, puisque les chèvres y passaient ; » Maurice, disons-nous, redevenu pensif, précéda son cousin avec cette assurance machinale que donne l’habitude journalière des passages les plus périlleux : il arriva bientôt à la limite des prairies, coupée à pic par la muraille calcaire de douze à quinze cents pieds d’élévation, dont la crête offrait une sorte de corniche très-resserrée ; d’abord horizontale, elle descendait ensuite vers l’entrée de la grotte, présentant ainsi sur le flanc escarpé de la montagne une sorte d’escalier naturel dont les anfractuosités du roc formaient les gradins irréguliers qui surplombaient l’abîme.

Tel était le sentier où, d’un pied leste et ferme, s’engagea Maurice après avoir dit à son cousin de le suivre, sentier très-périlleux pour ceux qui ne peuvent se défendre du vertige. San-Privato était de ceux-là : aussi, lorsque son regard plongea sur l’étroite corniche, il s’arrêta net ; une sueur froide inonda son front, le cœur lui manqua, et au moment où, vaincu par la frayeur, il allait retourner sur ses pas, il entendit derrière lui la voix de Jeane, disant :

— Ne vous arrêtez pas pour me laisser passer, mon cousin ; j’ai toujours l’habitude, en montagne, de marcher la dernière.

Jeane, en agissant ainsi, obéissait à un sentiment de convenance pudique partagé par presque toutes les femmes qui tentent des ascensions. L’alternative où se trouvait placé San-Privato était atroce ; il lui fallait risquer, au moindre faux pas, d’être lancé dans l’espace, ou bien témoigner d’une lâcheté si grande, qu’il n’osait accomplir ce qu’une jeune fille entreprenait sans la moindre hésitation.

Le jeune diplomate, froid, calme, positif, toujours parfaitement