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une canne de bois de houx assez grosse, à laquelle un effort excessif pouvait seul imprimer un léger mouvement de flexion ; or, on le sait, certaines émotions, en atteignant leur paroxysme, réagissent du moral sur le physique et se traduisent souvent par un acte matériel, presque toujours indépendant de notre volonté ; ainsi, l’on se crispera les poings, on frappera du pied, on s’enfoncera les ongles dans la chair.

Charles Delmare, entendant soudain le nom de Wagner prononcé par San-Privato avec une intention évidente, le crut maître de son secret ; il songeait aux terribles conséquences de la possession de ce secret par un ennemi mortel, et que trahir son émotion, c’était se perdre à coup sûr : il voulut demeurer impassible ; son impassibilité eût été, en effet, complète, si son épouvante intérieure ne se fût révélée malgré lui par une contraction musculaire du poignet dont il s’appuyait sur sa canne, contraction si puissante, que sa main, ordinairement très-blanche et presque exsangue, devint violette, tant le sang afflua violemment dans les veines gonflées à se rompre ; enfin, telle fut la pression subie par la canne, que ce lourd bâton de houx plia légèrement. Cet unique symptôme, n’échappant pas à la profonde perspicacité de San-Privato, trahit à son insu Charles Delmare ; car, à ces derniers mots d’Albert : « Ce peintre s’appelle Wagner, » Charles Delmare, imperturbable, regardant d’abord fixement son interlocuteur, répondit sans la moindre altération dans l’accent de sa voix :

— Ce nom m’est absolument inconnu.

Puis, levant les yeux, ainsi que l’on fait lorsqu’on interroge ses souvenirs, Charles Delmare ajouta :

— Wagner ?… Le nom de cet artiste, selon vous, monsieur, si célèbre, n’est jamais parvenu jusqu’à moi.

— Vraiment ? — reprit San-Privato. — C’est singulier, car le nom de ce grand artiste est très-répandu en Allemagne.

— Je n’en veux pas douter, monsieur, puisque vous l’affirmez, — dit Charles Delmare, toujours impassible. — Cependant, très-amateur des arts, je me suis pendant longtemps tenu à peu près au courant des écoles française et étrangères… et je n’ai vu mentionné nulle part ce nom de Wagner.

— Peut-être, cher maître, est-ce un artiste jeune encore, — dit Maurice, — et sa renommée aura grandi en Allemagne depuis votre séjour dans nos montagnes.

San-Privato, ayant acquis la connaissance du secret qu’il soupçonnait depuis la veille, trouva utile pour ses projets de faire