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enjôler les hommes, ou leur faire peur ; on est simple, confiante, et ils se moquent de vous… Tenez, moi, mère Arsène, c’est ça qui serait un exemple à faire frémir la nature si je voulais ; mais c’est bien assez d’avoir eu des chagrins sans s’amuser encore à s’en faire de la graine de souvenirs.

— Comment ça, mademoiselle… vous si jeune, si gaie, vous avez eu des chagrins ?

— Ah ! mère Arsène, je crois bien, à quinze ans et demi j’ai commencé à fondre en larmes, et je n’ai tari qu’à seize ans… C’était assez gentil, j’espère ?

— On vous a trompée, mademoiselle ?

— On m’a fait pis… comme on fait à tant d’autres pauvres filles qui, pas plus que moi, n’avaient d’abord envie de mal faire… Mon histoire n’est pas longue… Mon père et ma mère sont des paysans du côté de Saint-Valéry, mais si pauvres, si pauvres, que sur cinq enfants que nous étions, ils ont été obligés de m’envoyer, à huit ans, chez ma tante, qui était femme de ménage ici à Paris. La bonne femme m’a prise par charité, et c’était bien à elle, car elle ne gagnait pas grand-chose. À onze ans, elle m’a envoyée travailler dans une des manufactures du faubourg Saint-Antoine. C’est pas pour dire du mal des maîtres des fabriques,