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nègres que l’on transportait d’Afrique aux Antilles, engourdis par le froid humide et pénétrant de la cale, ne pouvaient se traîner jusque sur le pont pour humer l’air pendant le quart d’heure qu’on leur accordait à cet effet, combien de fois, dis-je, le jeune Kernok ne rappela-t-il pas la moiteur et la transpiration sur leur peau glacée en hâtant leur marche à coups de corde ! Et M. Durand, canonnier-chirurgien-charpentier du brick, remarquait judicieusement qu’aucun des congos soumis à la surveillance de Kernok n’était atteint de cette somnolence, de cette torpeur qui affectait les autres nègres. Au contraire, les siens, à la vue du menaçant bout de corde, étaient toujours dans un état d’agitation, d’irritabilité nerveuse, comme disait M. Durand, d’irritabilité nerveuse fort salutaire.

Aussi, Kernok obtint-il bientôt l’estime et la confiance du capitaine négrier, capable heureusement d’apprécier ces rares qualités. Ce bon capitaine affectionna le jeune matelot, lui donna quelques leçons de théorie, et un beau jour le fit second du navire. Lui se montra digne de cet avancement rapide par son courage et son habileté ; il découvrit surtout une manière de caser les nègres dans le faux pont tellement avantageuse que le brick, qui jusque-là n’en pouvait contenir que deux cents, put en porter trois cents, à la vérité en les serrant un peu, et en les priant de se mettre sur le côté, au lieu de se goberger sur le dos comme des pachas. Ainsi disait Kernok.

De ce jour, le négrier prédit à son protégé la plus haute destinée. Dieu sait s’il a accompli cette prédiction !

À quelques années de là, un soir qu’il cinglait vers la côte d’Afrique, le digne capitaine de Kernok ayant bu un peu plus de tafia que de coutume, était de bonne et joviale humeur. Assis sur sa fenêtre, fumant sa longue pipe, il s’amusait à suivre la direction des épais tourbillons de fumée qu’il lançait gravement, ou à regarder d’un œil fixe le sillage rapide du navire, hâtant de ses vœux le moment où il reverrait la France.