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baril de biscuits, trois tonnes d’eau et une caisse de rhum ; car vous avez gaspillé en un jour les vivres de trois mois.

— C’est autant de notre faute que de la leur.

— Je m’en… moque ; nous avons encore peut-être huit cents lieues à faire et dix-huit matelots à nourrir ; or, ceux-là doivent passer avant tout, car ils sont en état de manœuvrer.

— Ceux que vous laissez sur la corvette vont crever comme des chiens, ou se manger les uns les autres ; car demain, après-demain.., ils auront faim.

— Je m’en… moque, qu’ils crèvent ! Il vaut mieux que ce soient ceux qui sont à moitié morts que nous autres, qui avons encore du câble à filer. » Les matelots du brick entendaient cette conversation ; ils commencèrent à murmurer :

« Nous ne voulons pas abandonner nos camarades », dirent-ils.

Kernok promena sur eux son coup d’œil d’aigle, mit sa hache d’armes sous son bras, croisa ses mains derrière son dos, et dit d’une voix impérieuse :

« Hein ? vous ne… voulez pas ?… » On fit silence, profond silence.

« Je vous trouve encore de singuliers animaux ! s’écria-t-il. Sachez donc, canailles, que nous sommes à huit cents lieues de toute terre ; qu’il faut compter sur au moins quinze jours de traversée, et que si nous gardons les blessés à bord, ils soifferont toute notre eau, et ne nous serviront pas plus qu’un aviron à un trois-ponts.

— C’est vrai, interrompit le canonnier-chirurgien-charpentier, rien ne boit comme un blessé ; c’est comme l’ivrogne, c’est desséchant.

— Et quand nous serons sans eau et sans biscuits, est-ce saint Kernok qui vous en enverra ? Nous serons obligés de manger notre chair et de boire notre sang, comme ils vont faire, du reste ; belle