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puyée sur ses genoux qu’elle enveloppait de ses deux bras amaigris, attachait un regard fixe et arrêté sur Szaffie.

Madame de Blène ne voyait plus, ne pensait plus : elle était inerte.

À ce moment, la tempête parut redoubler de force ; le radeau, soulevé par de hautes lames qui le prenaient en travers, avait quelquefois une position presque perpendiculaire.

Alors les marins suivant l’impulsion de ces affreuses secousses étaient violemment jetés de l’arrière à l’avant.

En vain les officiers tâchèrent de donner quelques ordres pour concentrer l’agglomération au milieu.

Ils ne furent pas écoutés.

Dans ce moment terrible, les marins se crurent en danger de mort, et après quelques mots échangés entre eux, debout, rampant, ou se traînant, accrochés aux filières, armés de haches et de piques, ils s’avancèrent vers l’arrière du radeau.

— Nous voulons le vin, dit la Joie en brandissant une hache ; nous voulons nous soûler pour crever en paix.

Pierre se dressa tout à coup, embrassa le tonneau d’un bras, et de l’autre tendit un pistolet en disant :

— Misérables ! c’est notre seule ressource… il faut la ménager. — Ton pistolet ne partira pas ! il est mouillé, répondit la Joie en abaissant le canon du bout de sa hache. — Le vin… f… ? — Le vin ! le vin ! répétèrent les autres. Le vin, ou la mort ! — Vous osez vous révolter ! cria le lieutenant en cherchant une arme. — Il n’y a plus d’officiers ici ! nous sommes les plus forts ; nous aurons le vin ! — Non ! — Si !

Et la Joie s’avança en menaçant Pierre.

Paul se précipita sur lui ; mais le marin l’abattit d’un coup de hache.

Pierre, voulant venger son fils, fut aussi blessé.

Alors, sanglants, furieux, ils essayèrent de se défendre, appuyés par le docteur et deux matelots fidèles ; mais ils furent renversés, foulés aux pieds et rejetés sur l’avant du radeau.

Dans ce tumulte, madame de Blène, repoussée jusqu’au bord du radeau, disparut emportée par la mer en tendant les mains à Alice.

Mais Alice la vit se noyer sans pouvoir lui porter secours, car elle-même s’accrochait fortement à une poutre pour ne pas rouler dans les flots.

— À boire ! f…, dit la Joie tout saignant, se tenant d’une main aux filières, et de l’autre tendant un gobelet de fer-blanc. — À boire ! puisons à même, et mourons soûls, dirent les autres.

Et ils se précipitèrent en foule sur le tonneau qui fut défoncé, pillé, gaspillé en un moment.

Et l’ivresse gagnant vite ces cerveaux affaiblis par tant de privations, au milieu du fracas des vagues, des rugissements de la tempête, ils se prirent à chanter d’une voix éteinte d’étranges paroles, incohérentes et lugubres comme la chanson d’un fou.

À la clarté rougeâtre de la lune, quelques-uns essayaient de danser en trébuchant ; puis, gorgés de boisson, alourdis par le vin, ils tombaient ivres-morts, roulaient çà et là sur le radeau, et, au moment où ils se penchaient, disparaissaient dans la mer sans pousser un cri.

Le Parisien, tout à fait ivre, aperçut Alice, accroupie près d’une barrique vide.

— Tiens, bois ! lui dit-il en heurtant les dents de la jeune fille avec son gobelet de fer.

Alice but avec délices jusqu’à la dernière goutte. Le rouge et la chaleur lui montèrent au visage.

— Tu deviens belle, bégaya le Parisien. Pour la peine, baise-moi.

Et le marin effleura de sa bouche impure la bouche d’Alice, qui dit, en le repoussant faiblement :

— Oh ! ce vin m’a fait tant de bien ! J’ai encore soif, encore…

. . . . . . . . . . . . . . .

— Regarde donc, Paul ? disait Szaffie.

Et il montrait à l’enfant Alice et le marin.

— Vois-tu, Paul ?

Et il se penchait à l’oreille du malheureux, qui souffrait horriblement d’une blessure à la tête.

— Vois-tu, Paul ? je te l’avais dit… Croyez donc à quelque chose ! Subordination, pudeur de la jeune fille, dévouement, amour, tout cela, Paul, tout cela cède à l’irrésistible influence de la faim ou de la soif ! Nobles sentiments qui dépendent d’un besoin si ignoble, qui…

Mais tu ne m’entends plus ; tu t’évanouis ! Oh ! tu m’entendras, dit Szaffie avec un sourire infernal.

Et, lui faisant respirer un cordial dont il était muni, il le rappela à lui.

— Ah ! par pitié ! va-t’en, va-t’en, murmura Paul. — Je te sauve, enfant. Tiens ! mange.

Et Szaffie, ayant, avec le plus grand mystère, entr’ouvert la boite de vermeil qu’il avait emportée avec lui lors de son départ de la corvette, en tira un morceau d’une substance solide et compacte, et la donna à Paul.

Paul la porta avidement à ses lèvres ; puis, par un mouvement de sublime réflexion, il s’arrêta, la partagea en trois petits morceaux, et se traîna vers son père. Alice était trop loin : il n’eut pas la force de la joindre.


CHAPITRE XLV.

Une voile ! Une voile !


Et c’est donc là la vie !
Byron. — Caïn.

Ô mes songes dorés !
Schiller. — Les Brigands.


Deux jours après, la tempête s’était entièrement calmée. Le ciel était bleu, l’air pur, le soleil à son lever.

Le vin avait été perdu ; le biscuit foulé aux pieds, écrasé. On avait alors mangé des cuirs, des chapeaux, des souliers, des ceinturons. On avait bu avec rage de l’eau de mer. On s’était mis des clous et des petits morceaux de plomb dans la bouche, espérant que cette fraîcheur métallique étancherait sa soif. On avait mangé de l’étoupe, du linge.

Il y avait eu un nouveau massacre pour se disputer un goëland qui s’était abattu à bord. On avait mangé le vieux Garnier, qui était mort en maudissant ses enfants. On avait mangé les deux tiers du Parisien, qu’on avait tiré au sort. Mais cette exécrable nourriture avait encore abrégé les jours de ceux qui l’avaient partagée.

À peine deux ou trois matelots et Szaffie pouvaient-ils se tenir debout, les yeux fixés sur l’horizon ; ils regardaient sa ligne vaporeuse et incertaine avec une inconcevable attention. Ils croyaient apercevoir une voile. Une voile !

Szaffie surtout y attachait ses regards avec une constance opiniâtre, car il commençait à partager l’horreur de cette position. Au moment du naufrage, par une prévision concevable, il s’était muni d’une substance très-nourrissante, concentrée dans un petit volume[1]. Il avait ainsi échappé jusqu’alors aux tortures de la faim. Mais son moyen d’existence diminuait. Il perdait l’espérance de voir le radeau jeté sur la côte d’Afrique par les courants, car le vent avait soufflé si violemment de terre qu’ils devaient en être fort éloignés ; aussi ce fut avec une expression de joie impossible à décrire qu’il s’écria :

— Une voile ! une voile !

Ce mot magique — une voile — répondit jusqu’au cœur des mourants ; les yeux éteints se ranimèrent, les blessés se soulevaient avec peine, et tournaient leurs regards affaiblis vers l’endroit que désignait Szaffie. D’autres joignaient les mains, d’autres riaient aux éclats ; quelques-uns furent assez heureux pour pouvoir pleurer.

Ce mot — une voile — fut comme un baume consolateur qui s’épandit sur les blessures, calma les douleurs et fit oublier jusqu’à la faim !

L’espérance vint éteindre toutes les haines, et tous les sentiments violents s’effacèrent à cette pensée.

Ces hommes, naguère si cruels, si farouches, se cherchaient, se rapprochaient, se tendaient les mains, s’embrassaient, en poussant des cris de joie délirants, qui partaient du fond de l’âme.

Quelques-uns, dans un engourdissement complet, ne pouvant prendre part à cette ivresse générale, leurs camarades leur criaient, en les secouant :

— Nous sommes sauvés, matelots ; une voile ! — Mon Dieu, oui ! une voile !

Paul et son père échangèrent un coup d’œil sublime, et s’embrassèrent avec un bonheur muet et profond. Alice, anéantie, sommeillait dans un assoupissement nerveux qui se trahissait par de brusques tressaillements. Elle n’entendit rien. Pauvre enfant !

— Une voile !… ce mot fut répété, chanté, murmuré, crié avec une joie, un délire toujours croissants.

Car peu à peu le bâtiment sauveur devenant plus distinct, on vit bientôt la voilure d’une frégate resplendir aux feux du soleil.

Oh ! qu’il y eut un admirable moment d’exaltation, alors que toute incertitude cessa, et que ce signe de salut fut accueilli par mille voix retentissantes ! Alors que ces matelots, naguère insouciants, durs et impies, se sentirent pénétrés d’une reconnaissance religieuse qui les inonda !

Pauvres gens ! leur âme, ulcérée par de longues souffrances, ne pouvait contenir un bonheur si grand ; leur joie déborda, et ils éprouvèrent le besoin de l’épancher dans une prière de gratitude et d’amour. À l’instant

  1. De la chair de venaison macérée, séchée avec du sucre. Les Indiens, dans leurs longues chasses, n’emportent pas d’autres provisions. Une once de cette substance suffit par jour pour nourrir un homme robuste, se livrant même à un violent exercice.