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d’étrange et de peu commun dans cet homme. Je dis à Paul combien son abord m’avait frappée. Il avait éprouvé la même impression que moi. Et chaque jour depuis… oh ! chaque jour ma haine s’est augmentée. Oh ! je donnerais la moitié de mon existence pour quitter ce bâtiment, pour être arrivée, pour ne plus le voir… jamais… ne plus le voir ! Mais, mon Dieu ! l’oublierai-je ?

Et Alice tomba dans une douloureuse rêverie…

— Seriez-vous souffrante, mademoiselle ? dit une voix douce.

Et Alice frissonna. C’était lui, c’était Szaffie. Pour la première fois, il lui parlait à elle, à elle seule ; pour la première fois, sa voix avait un accent d’intérêt pour elle. Elle se sentit mourir ; le cœur lui manqua.


CHAPITRE XXXIV.

Croyez-vous que je sois heureuse ?


Pourtant il est parmi vous des créatures célestes.
Byron. — Don Juan.

Mais, hélas ! le danger n’a rien qui nous repousse ;
La voix qui nous égare est souvent la plus douce.

Mad. É. de Girardin. — Magdeleine.

Il me dit, « Je vous hais » comme il dirait « Je t’aime. »
Sextus Delaunay. — Penayota, poëme inédit.


Alice, ne pouvant surmonter son émotion, s’appuya sur le bastingage de la corvette.

— Mademoiselle, oserais-je vous offrir mon bras ? dit Szaffie en s’approchant. — Non, non, monsieur ! répondit d’abord Alice avec une expression d’effroi involontaire. Puis elle ajouta : — Mille grâces, monsieur.

Elle voulait aller rejoindre madame de Blène. Impossible ! Alice se sentait clouée là. Szaffie salua respectueusement en entendant le refus, et dit :

— Je vois, mademoiselle, que ma présence est importune, et que l’éloignement que je vous inspire vous empêche d’accepter de ma part même le plus léger service. Je me retire. Mais, permettez-moi, mademoiselle, d’envoyer quelqu’un auprès de vous, car, ajouta-t-il avec un profond accent d’intérêt, vous paraissez bien souffrir. Et il me serait pénible de vous voir manquer des soins nécessaires, parce que c’est moi qui vous les offre. — Monsieur, je me trouve mieux, beaucoup mieux. Mais je ne sais qui a pu vous autoriser à penser… — À penser… que vous me haïssiez, Alice répondit Szaffie. Mais une sympathie rarement déçue, une voix secrète qui nous avertit alors que le sentiment que nous éprouvons nous-mêmes est partagé. Et vous voyez que cet instinct ne m’a pas trompé, Alice.

La jeune fille croyait rêver ; Szaffie l’appelait — Alice — tout d’abord, lui adressant la parole avec cet abandon qui n’existe qu’au bout de longues années d’intimité ou après les preuves d’une affection mutuelle. Elle ne sut que répondre. Elle se troubla, sentit son cœur battre et bondir. Mais Szaffie ne parlait plus, qu’elle écoutait encore. Il reprit :

— Enfin j’ai su que vous me haïssiez, Alice, parce que du jour où je vous ai vue, moi aussi je vous ai haïe.

Alice tressaillit.

— Oui, car vous vîntes, me rappeler cruellement des émotions perdues, des croyantes détruites à jamais, des songes passés de bonheur et d’amour. Oui, Alice, car vous fûtes l’ange que le damné voit du fond de l’enfer. Aussi chaque jour ma haine s’augmenta de chacune de vos perfections, de chacun de vos charmes. Oui, je vous maudis, parce que je ne puis plus aimer.

Alice pâlit.

— Il faut un cœur pour aimer, Alice ; il faudrait un cœur digne du vôtre, un cœur ardent et jeune, une âme pure où votre âme, si elle s’y réfugiait, trouvât les mêmes pensées douces et consolantes, comme un oiseau du ciel qui ne quitte son nid que parce qu’il sait retrouver ailleurs le même soleil, les mêmes parfums et les mêmes fleurs ! Mais dans mon âme, Alice, ajouta-t-il avec un sourire amer, oh ! vous ne trouveriez que haine, mépris et incrédulité. C’est un gouffre effrayant qu’un cœur vide et desséché, Alice… Pauvre ange, vous y tomberiez abîmée dans le néant et le désespoir !

Puis, prenant la main d’Alice, dont les yeux étaient mouillés de pleurs, il continua d’une voix douce et pénétrante :

— Mais je pense avec joie et tristesse qu’il est un avenir de bonheur pour vous. Oui, il existe, Alice, une âme sœur de la vôtre, un cœur qui peut vous rendre ce que vous lui donnerez : un enfant à l’aurore de la vie, comme vous ; pur, confiant et sensible comme vous, beau comme vous. Et il vous aime. Et vous, Alice, aimez-le ; il faut l’aimer…

Pourtant, Alice, si de nouvelles douleurs pouvaient avoir place dans mon cœur, elles augmenteraient comme mes jours ; mais mon cœur est plein.

Car, savez-vous, enfant, ce qu’il y aurait de profonde amertume à se dire : — Le voilà donc enfin, ce bonheur ineffable, le voilà donc réalisé par d’autres que par moi, ce rêve de toute ma vie, ce rêve que je ne puis seulement plus rêver ! — Oh ! Alice, vous comprendriez ma haine, si vous souffriez ce que je souffre !

Une larme tomba sur la main d’Alice qui, respirant à peine, s’écria involontairement :

— Et qui vous dit, mon Dieu ! que je sois heureuse, moi ?

Et elle fondit en larmes, car cette scène était au-dessus de ses forces. Aussi, au moment où madame de Blène montait sur le pont, Szaffie n’eut que le temps de lui dire : — Je crois, madame, que mademoiselle votre nièce est indisposée. — Me voilà, me voilà, dit le bon docteur. Mais descendons en bas, car l’air du soir vous aura frappée, mademoiselle !


CHAPITRE XXXV.

Le fiancé.


Le cœur !… un abîme.
Pope.


Alice, cachant ses larmes, était descendue dans sa chambre ; et, désirant être seule, avait supplié sa tante de s’éloigner, voulant dormir un peu, disait-elle.

— Oh ! malheur, malheur à moi ! murmura-t-elle, malheur à moi ! Qu’ai-je entendu ? Et je ne suis pas morte… là… à ses pieds ! — Il ne peut m’aimer, m’a-t-il dit. Il m’ordonne d’en aimer un autre ! — il ne peut m’aimer ! — Est-ce donc que mes regards lui ont appris que j’avais de l’amour pour lui ? Oh ! mon Dieu ! quel serait donc mon sort si je l’aimais, lui ? Je serais donc humiliée, repoussée, méprisée ! Il faudrait donc me traîner à ses pieds et lui crier : Grâce ! grâce ! Et si je l’aimais, moi, si je l’aimais de toutes les forces de mon âme ; si par une inexplicable influence, cette âme si triste et si souffrante m’attirait à elle ; si j’espérais cicatriser ses plaies douloureuses ; s’il y avait autant de pitié que d’amour dans mon cœur !

Il ne peut m’aimer ! Et si… mais cette pensée me fait rougir, comme si une autre bouche que la mienne la proférait… Et si, par une contradiction fatale, par un affreux caprice de ma destinée, je… je l’aimais peut-être, moi, parce qu’il ne peut pas m’aimer ! Mais non, oh ! non, mon Dieu ! Je suis folle. Mon Dieu, pardonne moi ; l’âme créée à ton image ne peut être faite aussi basse, aussi misérable ; non, c’est erreur de mon imagination ; je suis malade, j’ai la fièvre, je suis folle, folle, en délire. Car enfin Paul peut bien m’aimer, lui ! Paul qu’il m’ordonne d’aimer, c’est une âme candide, bonne, noble. Je l’aimerai, oui, oui, je l’aime déjà ainsi ! Paul… Paul ! où êtes-vous ? je n’aime que vous, Paul !…

Et Alice était dans un état d’exaltation difficile à décrire.

— Alice ! Alice ! dit une voix basse.

La jeune fille tressaillit ; cette voix venait de la fenêtre ouverte. Paul y parut.

— Ciel ! Paul ! Monsieur Paul ! dit-elle en s’y précipitant ; comment êtes-vous là ? — Oh ! mademoiselle, n’est-ce pas ma place de chaque instant quand je suis libre ? Que vous soyez ici ou non, n’y viens-je pas ? Car pour moi vous êtes toujours là, vous ou votre souvenir. Oh ! laissez-moi là, — dit l’enfant à genoux sur le sabord. — M’avez-vous entendue, monsieur Paul ? — Il est donc vrai ! je ne m’abusais pas ; c’était votre voix : vous m’avez appelé !

Et il fut dans la chambre. Alice ne pouvait nier.

— Écoutez, Paul ; vous m’aimez ? — Vous avez l’anneau de ma mère, mademoiselle. — J’en suis digne, Paul ; car je vous aime, Paul, je vous aime !

L’enfant fut à ses pieds.

— Écoutez-moi, dit-elle d’une voix émue et précipitée. Quoique la fortune de mon père soit considérable, quoique nous soyons bien jeunes tous deux, je suis sûre d’obtenir son consentement à notre mariage. Il faut que votre père fasse la demande de ma main à ma tante ; et elle y consentira. Alors, Paul, vous ne me quitterez pas d’un moment, vous aurez le droit de ne pas me quitter ; car nous serons fiancés ici, et vous serez près de moi, toujours, toujours près de moi. Entendez-vous, Paul ? le voulez-vous ?

Paul était fou, ivre, délirant de joie. Son rêve se réalisait ; cette femme adorable qu’il devait aimer au nom des vertus de sa mère, sa croyance, son Dieu, la voilà ; c’est Alice, Alice, qui lui disait : Je te préfère, toi, pauvre enfant. Elle l’aimait ; elle le lui disait…