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CHAPITRE XXXI.

Paradoxes.


Silence ! enfant des passions ; silence ! Si ton cœur murmure, que ta langue n’outrage pas ton Dieu !
Byron. — Le Ciel et la Terre.


Il y avait quelque chose de tristement bouffon dans le désappointement de l’équipage de la Salamandre et de son état-major, qui s’attendaient à un combat sanglant. C’était comme un drame sans dénoûment, un amour brisé avant sa dernière phase, une ambition qui avorte ; c’était enfin une de ces déceptions si communes qui viennent brutalement railler les prévisions les plus sagement assises.

Et de fait, ces préparatifs de guerre, ces émotions instinctives de crainte, que les plus braves partagent toujours quand va se résoudre une question de vie ou de mort ; ces témoignages de grave et profonde tendresse qu’on ne se donne qu’en ces moments solennels, tout cela aboutissant à un bas Normand renégat qui faisait paisiblement son commerce de blé. Tant d’exaltations bouillantes obligées de se refroidir tout à coup ! Il y avait là, je le répète, quelque chose de triste pour des hommes qui, ayant fait d’avance le sacrifice de leur vie, ayant surmonté ce qui coûte le plus, le premier moment, n’avaient plus qu’à espérer des chances favorables d’un combat, si rare en temps de paix. Aussi, tous les fronts étaient-ils sombres et plissés. Paul surtout ne cachait pas son chagrin : perdre une si belle occasion de se distinguer, et aux yeux d’Alice encore ! Le pauvre enfant exhalait ses plaintes avec une amertume qui frappa Szaffie. Szaffie avait déjà remarqué le caractère de Paul ; cette nature primitive, franche et passionnée, contrastait tellement avec les organisations bâtardes et flétries qu’il avait rencontrées jusqu’alors, que l’envie lui vint de creuser ce cœur si neuf et si candide.

Oui, Szaffie, poussé par une infernale méchanceté, voulut dessécher — d’autres diraient éclairer — cette jeune âme, parce que la sienne était desséchée ; arracher ce pauvre enfant à ses illusions si poétiques, à travers lesquelles il ne voyait dans le monde que des sentiments purs, des affections douces. Parce que lui, Szaffie, n’y voyait plus que haine, vices et crimes.

Car, ainsi qu’on l’a dit ailleurs, il s’attachait à tuer l’âme et non le corps. Il appelait cela faire voir vrai !

Et tel est le néant de la justice des hommes, qu’ils punissent de mort pour avoir fait au corps une blessure qui se guérit ou qui tue à l’instant, mais qu’ils laissent impunément torturer, déchirer une âme, y filtrer goutte à goutte un poison violent qui la brûle à petit feu, qui la change en une plaie incurable qui saigne jusqu’au tombeau. Assassinez le physique, on vous tue ! Assassinez le moral, on vous laisse calme, on vous loue même quelquefois. Et ceci est infâme ! infâme… Car au moins, pour un coup de poignard, deux heures d’agonie, et tout est dit. Mais arracher d’un cœur neuf et convaincu sa naïveté et sa conviction, mais c’est un coup de poignard qui dure toute la vie ! Mais dire à cet homme qui s’agenouille et s’écrie :

— Mon Dieu, je traîne une vie amère et atroce ; ma mère est morte, mes enfants sont morts, ma femme est morte ; mais je souffre tout, parce que tu es juste, parce qu’un jour, si j’ai souffert sans me plaindre les épreuves que tu me fais subir, je reverrai là-haut et ma mère, et ma femme, et mes enfants. Aussi, je ne désire pas la mort, mais si tu me l’envoie, je la bénirai !…

Mais lui répondre, à ce malheureux : — Dieu, s’il existe, ne t’entend pas ; il s’occupe de la création, et non de la créature. Ta famille est morte ? Néant après toi ! néant ! Cabanis et Bichat l’ont prouvé. Toujours et partout néant ! Comprends-tu bien ? Ainsi, au lieu d’espérer, oublie. La mort est la fin de tout. Si tu souffres trop, tu as la Seine ! Ne te plains donc pas, Sybarite !

Eh bien ! celui qui aura tué froidement cette âme si pleine de vie et d’espérance, celui qui poussera mathématiquement cet homme au suicide, irréfragable conséquence de la mort morale et de l’extinction de toute croyance, déduction positive qui s’applique à l’homme ou au corps social tout entier… eh bien ! celui-là sera-t-il moins coupable que l’homme ardent et jaloux qui tue sa maîtresse ou son ennemi ? Et c’est sous le poids de ce désenchantement atroce que Szaffie voulait étouffer l’âme de Paul.

Ce combat si impatiemment attendu et qui trahit tant d’espérances, fut son point de départ. Sa raillerie cruelle et puissante trouva dans cet incident une image fidèle des déceptions qui torturent notre existence. Et Paul lui parla de la gloire.

Alors Szaffie lui peignit la position de son père, de Pierre Huet, brave, loyal, couvert de blessures, vieux de victoires et de services, voyant d’un seul bond un homme stupide et lâche se placer au-dessus de lui… Paul, ne sachant que répondre à des faits, lui dit son glorieux et noble état, qui récompensait bien de l’injustice des hommes. Alors Szaffie lui en montra les privations, la monotonie, le despotisme qui réagissait sur les plus douces affections de la nature, qui changeait les relations de père à fils en soumission d’esclave à maître. Et le pauvre enfant, voulant sortir de ce cadre étroit d’individualité où Szaffie le serrait comme dans un étau, avec son enthousiasme de crédulité poétique et touchante, lui parla d’amour, de génie, d’amitié… Alors Szaffie, avec des chiffres d’un positif effrayant, lui répondit :

— La vertu ? c’est de l’or ou un tempérament plus ou moins négatif. Le crime ? une organisation voulue par la forme du crâne. L’amour ? un appareil nerveux. Le génie ? un cerveau plus ou moins développé. Et tout cela encore est soumis au bas et ignoble pouvoir de l’ivresse. De sorte que le souffle de Dieu, l’émanation divine, ne peut lutter contre l’influence d’un produit matériel d’une coupe de vin. De sorte que l’amour le plus exalté, l’amitié la plus vive, le génie le plus puissant se fondent et s’effacent sous le souffle glacé de la fièvre.

Et celle hideuse théorie épouvanta l’enfant ; car Szaffie colorait son tableau de couleurs si sombres, de faits si cruellement probables, d’une éloquence si âcre et si incisive, que le malheureux Paul fut comme étourdi, comme saisi de vertige.

Pour un moment, il devint comme ce fou dont parle je ne sais plus quel poëte, qui, possédé par le démon du savoir, ne voyait plus la peau délicate et rosée de la femme, ses yeux purs et transparents, sa chevelure de soie… non, cette ravissante enveloppe lui échappait… mais de son regard aigu et acéré il découvrait les veines sanglantes qui se croisaient sous cette peau, les nerfs qui agitaient ces yeux, les muscles rouges qui faisaient mouvoir ce corps. Horreur ! là il ne voyait plus qu’un cadavre animé… Mais il voyait vrai ; il voyait le fond des choses, comme on dit. Et Paul aussi commença à voir vrai, à voir le fond des choses, et ainsi à douter. Et le scepticisme est un pas immense vers le désenchantement. Et Paul resta immobile, atterré, fasciné par l’effrayante conversation, par le regard profond de Szaffie. Oui, Paul, au lieu de croire, commençait à douter. Cette raillerie si mordante, si algébrique, devait laisser des traces éternelles dans son esprit vif, impressionnable et intelligent.

Oh ! malheur ! Plaignez Paul, qui jusqu’alors avait échappé à cette éducation abstraite et positive, dernier degré d’une extrême civilisation qui se consume par ses propres lumières, et qui a dépouillé notre société de ses dernières illusions.

Et ceci est un mal irréparable ; car qui retrouvera jamais une croyance perdue ? Qui ne donnerait tout le froid et profond savoir du sceptique pour l’émotion du petit enfant qui joint les mains devant le Christ, et lui demande pardon d’une faute ou une vieillesse heureuse pour sa mère ? Qui ne donnerait l’implacable raison, la science désespérante du matérialiste, pour la conviction consolante de celui qui croit à un autre monde peuplé de tout ce qui nous fut cher ? Qui ne changerait cet amer mépris du monde, cette insensibilité triste et moqueuse qui nous met au-dessus de toute déception, pour ce temps de crédulité naïve où nous nous laissions tromper avec tant de bonheur ?

Oh ! que l’âme est vide et desséchée, alors ! Oh ! voir dans tout intérêt, calcul, arrière-pensée… Ne croire à rien, n’aimer rien, être forcément méchant ou malheureux ! Que cette vie est atroce ! Et penser pourtant que Paul avait fait le premier pas dans cette vie ! et que ce premier pas est tout ! car je ne sais quelle pente fatale de notre esprit nous fait courir au-devant du malheur avec une désolante frénésie ; nous fait oublier en un instant des années de bonheur et d’espérance, pour nous vouer volontairement à un avenir de larmes et de chagrins ! Oh ! serait-ce donc qu’il y a écrit au fond du cœur de l’homme : — Tu ne peux grandir que de toute la profondeur de ton infortune ! Oh ! serait-ce donc que l’implacable ambition de quelques-uns irait chercher un aliment jusque dans le désespoir !

Plaignez Paul ! car au moins Szaffie, desséché par le savoir, blasé par le plaisir, avait encore sa haine pour vivre ! Il avait substitué quelque chose à ce qu’il voulait détruire chez Paul ! Parce que Szaffie avait une âme fortement trempée, un de ces caractères absolus, entiers, que Dieu jette sur la terre organisés et complets, pour le bien comme pour le mal extrême. Parce que maintenant l’âme de Szaffie, c’était l’immense cratère d’un volcan ; il avait tout englouti : fraîches eaux, gazons, verdure et doux ombrages, mais il pouvait au moins vomir la lave brûlante qui bouillait dans ses entrailles.

Mais l’âme de Paul ! mon Dieu ! l’âme de Paul, ce n’était qu’une frêle et tendre fleur qui, arrachée de sa tige, flétrie, fanée, devait tomber et mourir. Aussi le malheureux enfant sentit son cœur se briser ; ses yeux se mouillèrent de larmes cruelles, et il dit à Szaffie :

— Ah ! monsieur, monsieur ! pourquoi, grand Dieu, m’avez-vous dit cela ? Si vous saviez le mal que vous me faites !… Quel affreux système que le vôtre !

Alors Szaffie, avec sa merveilleuse facilité à heurter les émotions, à renverser les idées qu’il avait fait naître, lui répondit que ce système accablant n’était pas le sien, mais celui de quelques hommes assez malheureux pour ne croire à rien. — Quant à moi, ajouta-t-il avec un sou-