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Et il monta suivi de ses officiers. Le sifflet de la Joie fit faire silence, et le marquis prit la parole.

— Mes braves amis, le roi m’envoie pour vous commander, et je ferai tout pour mériter cette faveur. J’espère que nous nous entendrons bien aussi, nous autres.

Pierre toussa très-fort en regardant le marquis.

Celui-ci continua nonobstant :

— Et vous serez tous mes enfants. — Eux aussi, dit Garnier. Ah çà ! mais c’est pis qu’une mouette avec ses petits. — Car, mes amis, reprit l’ex-débitant, vous verrez que votre vieux commandant est un bonhomme qui ne fera de mal à personne, entendez-vous ? à personne, et qui, au contraire, se mettrait en quatre pour vous… et qui vous soutiendra si on voulait vous faire quelque chose. — Et le digne homme commençait à pleurer d’attendrissement.

Pierre s’approcha et lui dit tout bas :

— Assez, assez, commandant ; laissez-moi achever.

Et au fait, les marins, peu habitués à ces larmes, commençaient de ricaner et de chuchoter.

— À la bonne heure, dit le marquis en s’essuyant les yeux. — Matelots, reprit Pierre, le commandant me charge d’ajouter que, tout en désirant vous rendre heureux, il veut que la discipline la plus sévère règne toujours à bord ; il entend que les moindres fautes soient punies comme par le passé. Il m’ordonne de vous dire que vous le trouverez dur et inflexible, si vous ne vous montrez pas dignes de votre ancienne réputation. Rompez les rangs !… Marche… — Que la bordée qui n’est pas de quart retourne aux fers.

La figure des marins reprit son expression d’insouciance et de résignation, que l’éloquence du marquis avait un peu déridée, et ils se dirent en descendant aux fers :

— Avec son air bon enfant, il paraît tout de même que c’est un vieux rageur, que le nouveau. As-tu entendu ce qu’il a dit au lieutenant de nous héler ? C’est encore un loup de mer, ça, un dur à cuire. Faut pas s’y faire mordre !

Pauvre marquis, ils te jugeaient bien mal, mon Dieu !

— Mon cher lieutenant, dit le commandant à Pierre, maintenant voulez-vous un peu descendre chez moi ? j’ai à vous dire deux mots. — J’ai moi-même à causer avec vous, commandant. — Voyez comme cela se trouve, dit l’ex-débitant.

Et ils descendirent.


CHAPITRE XX.

Révélation.


Le roi est infaillible.
Charte.


— Avant tout, mon cher lieutenant, dit le marquis, je vous demanderai la permission de quitter ce diable d’uniforme, car, en vérité, j’étouffe là-dedans. — À votre aise, commandant. — Ah ! je suis libre enfin. Comme c’est lourd !… Et l’épée, et le diable de chapeau qui me fait loucher… C’est qu’au fait il y a si longtemps, mon cher ami, que je suis bourgeois, bon bourgeois, que j’ai perdu tout à fait l’habitude du harnais, comme on dit. — Il y a donc longtemps que vous n’avez navigué, commandant ? — Ah ! s’il y a longtemps… je le crois bien. Mais, mon ami, il faut, voyez-vous, de la franchise avant tout. Ainsi, écoutez-moi :

En 90, j’émigrai en Allemagne, et j’y restai jusqu’en 1805 ; je sollicitai alors de l’Empereur la faveur de rentrer dans le grade de lieutenant, que j’avais lors de la révolution. Il me refusa net, prétextant, ce qui était vrai, que j’avais dû me rouiller un peu, vu que Vienne ne pouvait passer pour un port de mer. Mais un de mes parents, le duc de Saint-Arc, alors chambellan de Bonaparte, obtint pour moi une régie de tabac. C’était une compensation. — Un bureau de tabac ! Comment, monsieur, c’est d’un bureau de tabac que vous sortez ! s’écria Pierre avec un étonnement douloureux. — Oui, mon cher. Mais attendez donc. Ma foi, je me trouvais fort bien de mon nouvel état ; tranquille, obscur, ayant oublié mon ancienne fortune, mon titre, des espérances qui ne devaient plus se réaliser, je vécus ainsi jusqu’au moment de la restauration. Alors vint la loi qui reconnaissait le temps de service des officiers émigrés, soit pendant l’émigration, soit pendant l’usurpation ; ce qui me fut d’abord bien égal. Mais j’ai une diable de femme, lieutenant, un démon incarné, ajouta-t-il à voix basse, comme si, même à bord, il eût craint d’être entendu par Élisabeth. Or, ma diable de femme s’imagina d’écrire à mon cousin le duc de Saint-Arc, qui, de chambellan, s’était naturellement transformé en gentilhomme de la chambre. Par le plus grand des hasards, je me trouvais possesseur de quelques papiers de famille fort importants pour lui ; ma diable de femme, mon démon de femme les lui proposa. Il accepta, et, par reconnaissance, me fit remettre en activité et donner un grade supérieur à celui que je remplissais avant la révolution. Vous pensez bien, mon bon ami, que je refusai. — Eh bien ! alors, commandant ! — Eh bien ! alors, mon ami, mon enragée de femme fit tant et tant, qu’elle me força d’accepter ; elle répondit malgré moi au ministre et m’aurait amené elle-même ici si le bon Dieu ne m’avait pas fait la grâce de lui envoyer une pleurésie qui la retient à Paris. — Ah ! monsieur, monsieur, prenez-y garde ! vous êtes dans une position bien dangereuse, je vous en avertis ; car enfin vous avez tout à fait oublié votre état. — Tout à fait, tout à fait, mon cher. — La manœuvre ? — Aussi. — La théorie ? tout de même. — Il est alors inutile de vous parler de la tactique, de l’astronomie ? — Mais comment diable voulez-vous que j’aie appris cela ? car avant la révolution j’étais bien jeune, et, ma foi ! les plaisirs… Vous concevez… Je vous le répète : comment voulez-vous que j’aie appris ça dans mon bureau ? — Mais alors, monsieur, il en est temps encore, refusez… refusez… Vous jouez votre vie et celle d’un équipage de bons et braves marins, monsieur, encore une fois, refusez. — Refusez… refusez… C’est bien facile à dire. Et ma femme ? — Mais, cordieu ! votre femme, à ce que je vois, porterait mieux que vous les épaulettes. — Entre nous, mon ami, c’est très-vrai : et c’est pour cela que je ne puis refuser sans son consentement ; et elle ne me le donnera jamais. — Mais enfin, monsieur, que comptiez-vous donc faire en acceptant ? — Ma foi ! mon cher ! j’avais deux partis à prendre : faire le capable ou avouer mon ignorance. En prenant le premier, je ne pouvais pas jouer mon rôle huit jours de suite ; en prenant le second, j’avais la chance de rencontrer un galant homme comme vous, — et le marquis tendit la main à Pierre, — de lui tout avouer, de lui demander ses conseils et de me confier à sa générosité.

La colère de Pierre tomba devant cette franchise. Ce pauvre vieillard avait l’air si humble, si repentant, si embarrassé, que le bon lieutenant répondit :

— Votre confiance ne sera pas trompée, monsieur, et je vous sais gré de votre aveu. Je dois pourtant vous avertir que ce n’est pas à vous, que je connais à peine, mais à vos épaulettes, qui, pour moi, représentent un signe, un grade qui doit toujours rester sans tache ; que c’est à ce grade que je me dévoue, monsieur. C’est un fanatisme, je le sais ; mais tant que Pierre Huet vivra, ses soins, ses espérances, sa vie et jusqu’à son honneur, s’il le fallait, tout sera sacrifié pour que l’honneur de notre marine, de notre pavillon, ne soit pas souillé, et pour qu’un officier portant des épaulettes de commandant soit respecté et respectable aux yeux de son équipage ; car, sans cela, monsieur, il n’y a point de subordination possible. Pour exiger l’obéissance passive et absolue qui est l’âme de la navigation, monsieur, il faut qu’au moins le grade représente le courage et le savoir aux yeux des matelots. C’est pour cela que dorénavant je mettrai tous mes soins à vous empêcher de paraître déplacé dans le poste que vous occupez. Mais encore une fois, monsieur, vous vous êtes mis de gaieté de cœur dans une bien fatale position. — Enfin, lieutenant, que voulez-vous que j’y fasse, moi ? C’est fait maintenant : ainsi… — Eh ! monsieur, je le sais. Malheureusement, le mal est irréparable. Vous êtes noble, appuyé, protégé : j’écrirais au ministre pour lui exposer le véritable état des choses, qu’on me traiterait de bonapartiste et qu’on me renverrait. Or, j’aime mieux veiller moi-même au salut de la pauvre Salamandre et de mes flambarts. Ainsi, monsieur, c’est entendu. Mais, par grâce, pas un mot de manœuvre, et surtout ne contrariez jamais mes ordres ; et, dans un cas que vous verriez pressant, faites semblant de me dire deux mots à l’oreille, et j’aurai l’air d’exécuter vos ordres. — Oui, lieutenant ; dit l’autre avec soumission. — Pour commencer, vous allez signer un ordre du jour que j’écrirai, par lequel vous témoignerez votre satisfaction à l’équipage. — Oui, lieutenant. — Et puis vous accorderez le pardon des hommes aux fers. — Oui, lieutenant. — Il faudra aussi double ration de vin à ces braves gens, pour votre bienvenue. C’est l’usage. — Oui, lieutenant. — Et surtout gardez-vous, une fois en mer, de monter sur le pont pendant le mauvais temps ; vous me gêneriez. Seulement, vous me ferez appeler pour être censé me communiquer vos ordres. — Oui, lieutenant.

À ce moment le vieux Garnier entra.

Alors Pierre, saluant le marquis de Longetour, lui dit de l’air le plus respectueux :

— Vous n’avez plus d’ordres à me donner, commandant ? — Des ordres ! reprit l’ex-débitant ; c’est au contraire vous… Non, non, je n’en ai plus. Ah ! c’est-à-dire, nous avons des passagers, entre autres M. de Szaffie, qui va à Smyrne, et la corvette est mise à sa disposition ; ensuite madame et mademoiselle de Blène, qui vont aussi à Smyrne rejoindre M. de Blène, banquier immensément riche, m’a-t-on dit. Ces trois personnes mangeront à ma table ; quant à leur logement, je ne sais… — J’y veillerai, commandant. — Et moi, commandant, dit le vieux Garnier, je viens réclamer pour mes enfants : le poste des malades est placé tout à fait à l’avant de la batterie, et les pièces de chasse me gênent horriblement. Si le commandant voulait donner des ordres à ce sujet ? — Mon vieil ami, reprit Pierre en voyant l’embarras du marquis, le commandant, auquel j’ai parlé de cet arrangement, m’a dit ce qu’il désirait faire à ce sujet. — Oui, oui, c’est convenu, docteur, repartit le marquis ; mais j’espère, messieurs, que vous voudrez bien dîner avec moi aujourd’hui ? — Nous aurons cet honneur, commandant, répondit Pierre, en saluant avec respect et subordination son supérieur.

Il sortit avec Garnier.

— Eh bien ! il a l’air assez bon enfant, dit le docteur ; mais il ne me fait pas l’effet d’avoir eu souvent les yeux piqués par l’eau des lames du cap ? — Tu te trompes, mon vieil ami, tu te trompes : c’est un