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murmurait un autre, qu’est-ce donc qui prend mon dos pour son hamac et ma tête pour son sac ?

Et cent autres propos que le Parisien interrompit en criant :

— Allons ! fumons… fumons… — Ils vivront cent ans de plus, cria l’un. — Faut-il que nous soyons bons enfants, ajouta l’autre. — Et, en se réveillant, dit Giromon, seront-ils étonnés de se trouver conservés comme s’ils sortaient d’un tonneau ! — Allons ! allons ! au feu… fumons-les…

Et la lampe s’approcha d’un énorme monceau de paille de chaises qui devait communiquer rapidement la flamme à tous les linges et vêtements qui les entouraient.

— Allons ! c’est dit, les autres ? demanda encore le Parisien. — Je le crois cordieu bien ! et rappelle-toi, mon garçon, qu’un bienfait n’est jamais perdu, ajouta philosophiquement Giromon. — Adieu, vat… alors, dit le Parisien.

Et la mèche de la lampe s’approcha des combustibles. À ce moment, si critique pour ces malheureux qu’on allait fumer si philanthropiquement, d’effroyables cris retentirent au dehors, et la maison trembla sous les coups réitérés qui ébranlaient la porte massive de l’hôtellerie.

La lampe tomba des mains du Parisien, qui, suivi de Giromon, s’élança à une fenêtre qu’il entr'ouvrit.

— Nous sommes f…, dit-il au Parisien. Tiens, regarde. — Bah ! reprit l’autre, c’est notre dessert qui nous arrive. Justement, nous ne savions que faire !


CHAPITRE XIV.

Le pichon joueic deis diables[1].


Là, crève… Soyez tranquilles, camarades, ne prenez pas garde à cette misère.
Schiller. — Les Brigands.

Le plaisir surpasse de beaucoup la fatigue que nous avions subie pour en jouir.
Schakspeare. — Richard II.


L’étonnement ou l’effroi de Giromon était en vérité bien légitime.

À la lueur sanglante d’un grand nombre de torches de résine qui jetaient au loin leurs reflets rouges et venaient brusquement empourprer les parties saillantes de l’auberge de Saint-Marcel, on voyait s’agiter comme des ombres une foule considérable étrangement vêtue, bizarrement éclairée par les jets d’une lumière capricieuse qui étincelait aussi çà et là sur des couronnes, des armes ou des vêtements tout luisants d’or et d’argent.

Alors cette singulière cohue paraissait calme et formait un cercle immense autour de la taverne.

C’était je ne sais quelle corporation composée d’hommes grotesquement habillés en diables, en satyres, en femmes, en dieux, en faunes ; tout cela couvert de clinquant et d’oripeaux, de fange et de haillons qui faisaient encore ressortir l’expression sauvage et féroce de leurs yeux noirs et de leurs visages bruns et tannés.

Quand le tumulte fut tout à fait apaisé, un Provençal d’une taille athlétique sortit du cercle. Il était en costume de femme, et représentait la reine de Saba dans cette farce ignoble mêlée encore aux cérémonies religieuses les plus imposantes. On voyait le roi Hérode avec sa mitre de papier doré, Pluton et le Christ, Proserpine et la Vierge, sans parler d’une myriade d’anges, de diables, de démons et de saints subalternes, armés de faux, de fourches, de bâtons ; en partie ivres, car à l’occasion de ces sortes de solennités on faisait de fréquentes stations dans les tavernes, après avoir suivi dans le jour les processions paroissiales de la Saint-Jean et y avoir pompeusement figuré, selon un usage qui remonte, je crois, à Jean Ier, comte de Provence ; or, cet usage s’est perpétué de nos jours, et l’autorité municipale fait encore annoncer le programme et la marche de ces hideuses cérémonies.

La reine de Saba avait la figure couverte de fard et de mouches ; sa barbe noire était poudrée comme ses longs cheveux, et une robe blanche toute souillée laissait voir ses larges épaules et ses bras velus ; une espèce de mauvais manteau écarlate lui ceignait les reins, et un diadème de carton argenté couvrait sa tête énorme.

Agitant une massue de chêne grossièrement sculptée qui lui servait de sceptre, la reine de Saba réclama le silence et fit retentir une voix qui eût fait honneur à un chantre de cathédrale, et dit, dans le patois provençal le plus renforcé, à peu près ce qui suit :

— Mes pichons, il y a ici un ramassis de gueux, de buonapartistes, qui osent faire fête profane le saint jour de la Saint-Jean, et qui ont battu et volé notre brave compatriote le père Marius. Ces chiens de Français[2], ces scélérats de Ponantais l’ont chassé de sa maison ; mais heureusement qu’il a trouvé des amis, nous venons le venger, mes pichons ! — Oui, oui, vengeance ! Tue ! tue les buonapartistes, les chiens ! hurla, vociféra la troupe tout d’une voix en se ruant en tumulte contre la porte qui était heureusement verrouillée à l’intérieur. — Les gredins ont fermé leur porte ! cria la reine de Saba en la frappant à grands coups de sa massue. Voulez-vous ouvrir, chiens que vous êtes ? nous venons venger le père Marius. — Oui, oui, répéta la troupe, vengeons Marius ! à mort les buonapartistes ! — On les a chassés de Toulon ! chassons-les d’ici ! — Tue ! tue ! comme à Nîmes, enfants ! hurlait la reine de Saba qui rugissait de rage en ébranlant les gonds de la porte.

À ce moment une fenêtre s’ouvrit, et l’on vit apparaître la figure de Giromon, tenant à sa main un goulot de bouteille cassée dont il s’était fait un porte-voix qu’il emboucha immédiatement, et ces mots tombèrent du haut du balcon :

— Ohé ! de la canaille de mangeurs d’huile ! que hélez-vous, ohé ?

Cette interpellation allait déchaîner un ouragan de cris et de hurlements ; d’un geste la reine de Saba contint sa troupe et répondit :

— C’est toi, gueux de Ponantais, de buonapartiste, qui es de la canaille, que tu as chassé un vieillard de chez lui, et que tu as fait la noce un jour de fête de religion, entends-tu ? Et si tu ne nous ouvres pas tout à l’heure, il y aura du rouge, entends-tu, jacobin ? Réponds à cela. — Toi, vois-tu, dit gravement Giromon ; toi, je prendrai ta robe pour voile de pouiouse, tes jambes pour mâts, tes bras pour vergues, ton corps pour carcasse, et je le f… à l’eau avec six pouces de lame dans le ventre en guise de lest. — Tue ! tue ! le chien ! — La reine fit faire silence et dit : — Tu vas voir que…

Giromon l’interrompit et ajouta :

— Attends donc, j’oubliais ; et comme quand tu seras navire c’est ta grosse tête qui servira de figure à l’avant, alors je te baptiserai… le vilain b…

Et Giromon ferma la fenêtre, après avoir fait une grimace fort énergique.

— Tron de l’air ! dit la reine de Saba, enfonçons la porte, mes pichons ! et ne souffrons pas que ces buonapartistes nous molestent. — Oui, oui, tue ! crièrent cent voix.

Et on se précipita sur la porte qui ne pouvait résister longtemps ; déjà un ais était rompu, lorsque du balcon qui s’avançait en saillie, une énorme table de chêne lourde et massive tomba d’aplomb sur les assaillants ; la reine de Saba ne fut heureusement pas atteinte, mais cinq ou six démons ou satyres roulèrent écrasés, le roi Hérode fut contus, et la vierge Marie eut l’épaule démise.

Cet incident redoubla la colère des Provençaux, mais calma un peu leur ardeur. — Ils se mirent hors de portée des projectiles de cette nature pour se consulter. Mais le conseil fut interrompu par Giromon, qui reparut à la fenêtre avec son bienheureux porte-voix.

— Ohé ! des mangeurs d’huile ! voulez-vous nous rendre notre table ? nous avons encore quelques bidons à vider et quelques-uns de vos reins à déralinguer. — À mort ! tue le chien ! crièrent quelques-uns. — Laissez-le, mes pichons, dit la reine de Saba ; Julien et Jean-Marie vont revenir. — Vous ne tuerez rien du tout, reprit Giromon. Ah ! vous croyez que les flambarts se laisseront fouetter comme des mousses ? rien du tout ; vous ne tuerez rien du tout, et…

Giromon ne put continuer. Un coup de feu partit ; il disparut de la fenêtre, et son dernier mot fut : — S… lâches !… C’étaient Julien et Jean-Marie qui étaient revenus avec des carabines.

— Bien ! bien ! hurla la troupe. Bien ! Ainsi meurent les buonapartistes et les Français ! — Mes pichons, dit la reine de Saba, au lieu d’enfoncer la porte, barricadons-la ; et puis nous monterons sur la terrasse : il y a là un judas que je connais ; il donne dans la grande salle, et nous pourrons de là les déquiller à notre aise.

Et la porte fut fermée au dehors, barrée par la table que l’on couvrit de pierres, de poutres, de façon que toute fuite était impossible aux malheureux marins. L’aspect de la grande salle était bien changé ; plus de cris, plus d’ivresse, plus de joie. Les flambarts entouraient le pauvre Giromon, qui avait reçu une balle dans la gorge, et respirait encore. Le Parisien, agenouillé, lui soutenait la tête, et les autres, pâles, immobiles, fixaient sur lui des regards stupides.

— Mes bons matelots, dit enfin Giromon d’une voix faible et sifflante, c’est tout de même vexant d’avoir échappé si souvent aux prunes, d’être un flambart, pour être tué comme un chien enragé ! Enfin !… où est le Parisien ? — Me voilà, mon vieux, mon pauvre matelot. — Ah ! c’est que je vois tout gris, et je ne te reconnais pas. Je suis f…, Parisien. — Non ! non ! — Si. Mais écoute… Promets-moi une chose ? — C’est fait, quoi que ce soit… C’est fait, mon matelot. — Eh bien ! épouse mon épouse, Parisien. Elle n’a pas droit à une pension. Elle crèverait de faim après ma mort, et ma petite fille aussi ; et celle idée-là, vois-tu, matelot, me rendrait la gaffe fièrement dure à avaler. Enfin, veux-tu ? Je sais que ça t’embêtera… — Oh ! oui ; mais c’est égal, ta fille aura un père, mon bon matelot, répondit le Parisien en s’essuyant l’œil avec le poing. — Maintenant embrasse-moi. Donnez-moi la main, vous autres. Adieu, mes pauvres flambarts ! Ça me vexe de ne pouvoir pas dire

  1. Le petit jeu des diables. C’est ainsi que se nomme cette bizarre procession. Voir les annales de Provence.
  2. Les paysans provençaux disent toujours, en parlant des habitants du reste de la France, les Français.