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pagnon qui paraissait absorbé en finissant de compter son argent, et disait : — Le scélérat m’a fait la queue ! C’était peut-être le seul qui, avec maître Bouquin, eût pensé à vérifier ses comptes. — Moi, dit Giromon avec gravité, j’achèterai à Toulon, vois-tu ? un uniforme de commissaire, un chapeau de commissaire, une épée de commissaire, enfin tout le bazar d’un commissaire. Et puis, je dirai à un bourgeois, à un soldat ou à un calfat : Tu vas t’habiller en commissaire.

— Et puis ? demandèrent quelques voix.

— Et puis je lui dirai : Maintenant je te donnerai tout l’argent que tu voudras ; mais faut que tu me laisses te f… des coups à crever dans ta peau, à le déralinguer l’échine. — Tiens ! au fait, c’est assez embêtant d’être flibusté, d’être fait la queue du matin au soir. Au moins, comme ça, je me figurerai que je me revenge sur un vrai commissaire, un voleur de commissaire, que je lui rends ce qu’il m’a pris, et ça soulage[1]. — Oh ! fameux, fameux, Giromon ! dit l’interlocuteur. Veux-tu que j’en sois ? dis : veux-tu m’en mettre ? — Du tout, fais-en un, fais un faux commissaire, comme moi. Ça serait pas assez d’un pour deux ; il ne serait pas assez fort, à moins de trouver un robuste, un colosse. — Moi, disait un autre, je vais rassembler tous les musiciens que je trouverai à Saint-Tropez, et je les ferai naviguer de conserve à ma suite : — des violons, des clarinettes, des cors de chasse, des grosses caisses, des trompettes, des guimbardes et des pianos… tout le tremblement, une musique de possédés qui sera là à me jouer… voyons ! à me jouer… une délicieuse air de romance que je sais ; celle de : Cassons nous les reins et buvons le grog… ou bien celle de : Bouton d’amour. — Mais du tout, Parisien, dit un autre. Faut faire jouer à chacun un air diverse… Ça sera plus riche. — Oui, t’as raison, chacun un air diverse. Quel bonheur ! Et ça pendant que je mangerai, que je boirai, que je marcherai, que je dormirai, que… — Tout ça, reprit un canonnier en l’interrompant, tout ça ne vaut pas le bonheur de quitter ce chien d’uniforme pour porter des habits bourgeois. Un garrick, un chapeau à trois cornes et des bottes. Oh ! des bottes… des bottes… c’est ça qui est charmant pour ceux qui, comme nous, sont obligés de trimer toute leur vie pieds nus sur ce gueux de pont. — Et des bretelles donc ! s’écria Giromon. Des bretelles… quelles délices ! Comme je vais m’en donner ! Moi qui n’en ai porté qu’une fois dans une relâche… à Calcutta. — Ah ! reprit le Parisien, Calcutta… c’est là un pays ! T’en souviens-tu, Giromon, de Calcutta ? Oh ! Calcutta, patrie trop adorée, pays du bonheur, oùs qu’on peut rouer de coups deux Indiens pour une poignée de riz. — Quelle vie douce ! toujours en palanquin, à chameau ou à éléphant. Et les femmes ! Dieu de Dieu ! Des bayadères charmantes, pas habillées du tout, qui vous éventent avec des queues de paon. — Et quelle nourriture !… Voilà une nourriture ! des piments si forts que, lorsqu’on en a mangé, on peut s’arracher la peau de la langue. — Ah ! voilà le bonheur, dit-il avec un profond soupir de regret.

Et cent autres propos qu’il serait trop long d’énumérer. Or, la nuit vint surprendre l’équipage au milieu de ces riants projets, de ces douces et piquantes causeries où l’âme naïve de ces bons marins se révélait au grand jour, où elle apparaissait toute nue, mais timide et honteuse. On eût dit une jeune vierge qui laisse tomber en rougissant son dernier voile. Voile si diaphane, que le joli corps satiné, poli, se dessine comme un nuage rosé sous le blanc tissu.


CHAPITRE X.

La Samalandre a reçu sa paye hier.


Mais, au clair de la lune et quand le vent souffle d’un certain point du ciel, s’élève un étrange son qui n’a rien de terrestre.
Byron. — Don Juan.

Voilà l’ouvrage de ta négligence ! Tu fais toujours des bévues, ou c’est à dessein que tu joues ces tours.
Shakspeare. — Songe d’une nuit d’été.

Ce que femme veut, Dieu le veut.
Proverbe.


Étranger, artiste ou voyageur, toi qui t’arrêtes tout à coup pour poser ton bâton de frêne, essuyer ton visage, et prêter une oreille attentive au bruit sourd et lointain, aux clameurs voilées par la distance qui t’arrivent concises ; ne crains rien, il n’y a aucun danger : seulement attends un jour encore pour entrer à Saint-Tropez ; car, vois-tu, la Salamandre a reçu sa paye hier.

Étranger, la nuit est si belle, si douce, si transparente, les aloès et les orangers y répandent des parfums si suaves, si pénétrants ; le ciel est si bleu ; les étoiles si étincelantes ! Assieds-toi, assieds-toi au pied de ce mûrier sauvage, aux feuilles veloutées ; assieds-toi, reste au sommet de la montagne : et peut-être avant l’aurore verras-tu quelque spectacle inconnu et bizarre ; car la Salamandre a reçu sa paye hier. Peut-être le doux repos que tu vas prendre sur ce gazon tout embaumé de thym et de serpolet, ton doux repos sera-t-il un peu interrompu. Tes paupières, fermées par le sommeil, verront peut-être à travers leur tissu une lueur rougeâtre poindre, s’élever, puis tourbillonner dans l’air, en y déroulant de larges et brillantes volutes de feu. Tu ouvriras les yeux ; et la côte, le golfe, la mer et le ciel, tout sera illuminé, couvert d’une teinte pourpre et flamboyante ; et Saint-Tropez brûlera, pétillera, et des jurements, des cris, des éclats de rire et de joie, des chants et des imprécations se mêleront aux tintements, aux volées des cloches, aux roulements du tambour, aux explosions des fusils et des signaux d’alarme ; car peut-être l’incendie secouera-t-il là son manteau du flamme ; car la Salamandre a reçu sa paye hier. Ou bien demain, si tu passes ta nuit bonne et tranquille, en descendant du coteau, tu entreras dans la ville. Or tu as vu quelquefois, n’est-ce pas, dans une cité, les traces du passage d’une trombe ou d’un ouragan ?

Ce sont des toits brisés, des fenêtres enlevées, des carreaux en poudre, des portes fendues, des volets arrachés qui pendent et se balancent au vent. Ce sont des débris qui jonchent les rues de pierres amoncelées, de poutres en morceaux.

Eh bien ! tu verras à peu près le même spectacle. Tu apercevras quelque craintive figure de femme qui soulève toute tremblante le pan d’un rideau, et hasarde un coup d’œil dans la rue. Tu verras des enfants, plus hardis, s’aventurer dehors des maisons, et jeter d’abord un coup d’œil interdit sur ce tableau, puis, moins peureux, s’approcher, et ramasser un chapeau de marin, tout froissé, un long sifflet d’argent, quelques pièces d’or ou une cravate richement brodée. Car la Salamandre a passé par là ; et si tu l’interroges, il te dira naïvement : — Ah ! monsieur, ce n’est rien : c’est la Salamandre qui a reçu sa paye hier.

Et tout cela pouvait être vrai ; car hier, jusqu’à la nuit, l’équipage a devisé, causé de ses projets ; mais il fallait les exécuter. Or on savait que le lieutenant était inflexible, et qu’il n’accordait que très-rarement des permissions pour aller à terre, et il s’agissait du moyen à employer afin de s’y rendre à son insu. Et tu sauras, étranger, qu’il est plus facile de trouver une fille de quinze ans moralement vierge, un ami qui respecte votre maîtresse, un cheval sans défauts, un livre sans préface, un coucher de soleil sans poésie, un surnuméraire aux Bouffes, un poëme didactique amusant, une rivière sans eau — je ne parle ni de l’Espagne, ni des jardins anglais, — que d’empêcher un équipage de marins qui a de l’argent d’aller à terre. Et la Salamandre a reçu sa paye hier !

Ainsi donc, vers les minuit, l’enseigne de garde voyant un calme parfait, une mer magnifique, abandonna le pont et descendit dans sa chambre, en recommandant à maître la Joie de bien veiller sur le navire. Maître la Joie veilla tant qu’il put : mais le temps était superbe, il n’y avait rien à craindre pour le navire ; d’ailleurs, il serait réveillé au premier bruit : il abaissa donc son caban sur ses yeux, s’accroupit sur le banc de quart et s’endormit.

Aussitôt un mousse embusqué entre deux caronades descendit vite avertir les marins, qui s’étaient mis tout habillés dans leurs hamacs. D’un bond ils furent à bas de leurs lits suspendus ; les hommes de quart quittèrent aussi le pont, tout l’équipage, moins les maîtres et les officiers couchés dans leurs chambres, se réunit dans la batterie. On ferma les panneaux en dedans, on ouvrit un sabord ; et, comme les trois embarcations de la corvette étaient amarrées le long des flancs du navire, flambarts et autres, au nombre de quatre-vingt-douze, descendirent par le sabord, se casèrent dans les canots, et s’éloignèrent sans faire le plus léger bruit, les avirons ayant été soigneusement garnis. Au bout d’une demi-heure, ils étaient à terre, mettant les officiers et les maîtres dans l’impossibilité de les rejoindre, n’ayant laissé aucune embarcation à bord.

Et cette fuite était dans l’ordre des choses, était normale, naturelle ; c’est un fait physique qui devait résulter de l’influence magnétique des piastres sur l’organisation du matelot. Or ils ne pouvaient échapper à la loi commune imposée à tous les êtres sub-marins, ces dignes matelots de la Salamandre qui avait reçu sa paye hier.

Ce qui certainement eût été un objet digne d’étude pour un physionomiste, ce fut l’expression qui contracta la figure de maître la Joie, lorsque, réveillé par l’air frais et piquant du matin, il se secoua dans l’épaisseur de son caban comme un lion dans sa crinière, rabattit son capuchon, frotta ses yeux, regarda autour de lui, et, pour la première fois, vil que les dix matelots de garde, qui la nuit suffisaient pour le service de rade, n’étaient plus à leur poste. Il crut rêver. Le brave maître fit le tour du pont, et ne vit rien, absolument rien.

— Les carognes, se disait-il, seront descendus se coucher ; c’est un peu fort. Nous allons, à ce qu’il paraît, jouer à tape-ton-dos sur le cuir de ces chiens-là. Et voilà qui va leur annoncer que la danse sera chaude, dit-il en embouchant son grand sifflet.

Ah ! mon Dieu ! c’était à faire frémir ; quel son perçant, aigre, dur, impérieux, menaçant ! Jamais le sifflet n’avait eu, je crois, une voix aussi terrible ; c’était bien autre chose que les trompettes du jugement dernier, ma foi ! Le coup de sifflet ayant retenti, maître la Joie le remit dans sa poche, et, confiant, attendit son effet en se promenant les bras

  1. Il est inutile de dire ici que ces plaisanteries, traditionnelles chez les matelots, n’attaquent en rien la probité, le talent et le haut savoir du corps de l’administration de la marine, qui rend de si grands services à cette arme. Chez les matelots, je le répète, c’est un texte à plaisanteries analogues à celles que les soldats de terre se permettent sans cesse sur les payeurs, les intendants et les employés des vivres.