Mais je suis là, mon enfant, mon Paul… Mon Dieu, mon Dieu, je suis là. C’est moi, c’est ma main, c’est la main de ton père que tu serres dans tes mains brûlantes et sèches… Paul, mon Paul, mon enfant !… Il ne me connaît plus. Oh ! je suis bien malheureux ! Paul, hélas ! ne l’entendait pas, et disait toujours : — Mon père !
Instinctive et sublime invocation, dernier cri d’espérance et d’amour, admirable illusion, qui, colorant les ténèbres d’une cruelle agonie, faisait croire à cet enfant qu’un père pouvait, comme Dieu, prolonger nos jours.
Mais la mort n’atteignit pas cette âme si belle. Paul se rétablit, et son père devint presque fou de joie. Dans sa longue convalescence, il ne le quitta pas d’un moment. Pour l’amuser, il lui contait ses merveilleux et lointains voyages, ses hardis combats. Puis, quand un sommeil réparateur fermait les paupières de Paul, il se taisait, et, respirant à peine, penché sur son hamac, il le contemplait avec amour, avec idolâtrie, et ne retenait pas de grosses larmes de joie ; car c’était alors de joie qu’il pleurait, le pauvre père, en entendant son enfant l’appeler au milieu d’un rêve riant et paisible !
Paul, en état de faire une nouvelle campagne sur la Salamandre, sortit du port pour combattre cette frégate que vous savez. Ce fut le dernier combat de la corvette avant 1814. Combat terrible et sanglant, dans lequel Pierre reçut à son tour une dangereuse blessure. Et c’était chose touchante que de voir le fils rendre à son père ses soins assidus, avec cet égoïsme de dévouement, cette jalousie d’affection innée chez les belles âmes. Pierre se rétablit, et ce fut une fête pour l’équipage. Car Pierre Huet était autant aimé que redouté, et méritait en effet d’inspirer ces deux sentiments si opposés, par sa sévérité dans le service et l’attachement qu’il avait voué à ses marins ; or, depuis longtemps ils l’avaient deviné : les matelots ont, à cet égard, un instinct qui ne les trompe jamais. Si pourtant la jalousie avait pu avoir place dans une si belle âme, Pierre eût peut-être été jaloux de l’influence que son fils exerçait sur l’équipage.
C’est une contradiction bizarre dans le caractère et la nature de l’homme, que de voir les êtres les plus forts, les plus terribles, préférer obéir à des êtres faibles et inoffensifs. Est-ce conscience de cette espèce de supériorité qui consiste à remettre son sort, sa volonté, entre des mains débiles que l’on briserait si facilement ? Peut-être aussi l’homme fort qui se soumet au faible croit-il prouver par là qu’une telle soumission est toute volontaire. Toujours est-il que l’influence de Paul semblait magique à bord : il exerçait une espèce de merveilleux empire, lui, chétif enfant, sur ces hommes de fer qui avaient vu vingt batailles et ne savaient plus ce que c’était que le danger. Et puis, ces hommes, superstitieux comme tous les hommes naïfs et énergiques, croyaient à je ne sais quelle prédiction d’un vieux calier qui liait l’existence, le destin de la Salamandre à l’existence, au destin de l’aspirant. Aussi jamais ce navire ne paraissait plus propre, mieux tenu, que lorsque Paul était de service. Enfin, on eût dit l’ange gardien de la Salamandre. C’est qu’aussi il était bon, courageux, intrépide, généreux ; et, chez lui, les dehors répondaient à la bonté de son âme.
D’une taille moyenne, mais élancée, souple et gracieuse, son allure participait de son caractère et de son état : hardie, libre et franche. Ses grands cheveux châtains ombrageaient un front saillant, blanc et poli comme celui d’une jeune fille ; ses yeux noirs étaient bien fendus, vifs, perçants, spirituels ; son nez aquilin, sa bouche légèrement arquée et un menton à fossette un peu saillant, lui donnaient une expression de hauteur et de fierté qui lui allaient à ravir. Joignez à cela un teint rosé et frais qui devenait pourpre à la première émotion, une moustache soyeuse et naissante qui ombrageait sa lèvre rouge… et vous aurez une ravissante figure d’enfant qui aurait fait tourner toutes les têtes des filles de Saint-Tropez, surtout quand son joli uniforme bleu à aiguillettes d’or serrait bien sa fine taille dessinée par le ceinturon de son poignard courbe, et qu’il portait noblement son chapeau bordé.
Mais Pierre Huet ne laissait pas le jeune homme descendre à terre ; non qu’il voulût en faire un moine, mais il savait que les marins de la Salamandre étaient haïs pour leur opinion prononcée : il savait que les Provençaux, exaltés dans la leur, les voyaient avec peine, et, en bon et tendre père, il craignait pour son fils. Or, le fils ne partageait pas ces craintes ; et comme, d’après les ordres du lieutenant, aucune embarcation ne pouvait quitter le bord, la veille, Paul s’était laissé glisser le long de l’échelle du couronnement, et avait franchi à la nage la petite distance qui séparait le navire de la côte du golfe.
CHAPITRE VII.
Le père et le lieutenant.
Nous avons laissé Pierre et son fils dans la galerie de la corvette.
— Saurai-je, monsieur, dit Pierre en s’asseyant assez loin du jeune homme, saurai-je pourquoi vous avez quitté le bord sans permission ?
Ce reproche était fait par l’officier. Le père ajouta mentalement : — Et au risque de te noyer, malheureux enfant ! — Père, vois-tu… je vais te dire… Et en prononçant ces mots Paul s’approcha timidement de son père, appuya une de ses mains sur le fauteuil, et de l’autre prit celle de Pierre.
Le bon lieutenant sentit son courage faiblir à ce mot père prononcé d’une voix douce et soumise. Aussi reprit-il sévèrement, en reculant son fauteuil avec vivacité pour échapper aux caresses de son fils : — Il s’agit de service, monsieur ; appelez-moi lieutenant, et éloignez-vous. — Au moins, comme ça, je ne faiblirai pas, pensa-t-il.
L’enfant fit une petite moue pleine de malice et de grâce, rougit et changea de ton. Sa voix, de tremblante et faible, devint nette et brève. Il releva fièrement la tête, et répondit avec assurance :
— Lieutenant, je me suis absenté du bord parce que je m’ennuyais. J’ai eu tort ; qu’on me punisse ! — Je veux savoir, monsieur, ce que vous avez été faire à terre. — Lieutenant, permettez-moi de vous le cacher ; j’ai manqué au service, punissez-moi. — Monsieur… dit Pierre avec fermeté. — Lieutenant, ma vie militaire vous regarde ; ma vie privée ne regarde que mon père. — Eh bien ! mon fils, j’exige… — Alors c’est différent, père ; tu vas tout savoir.
Alors aussi ce fut la voix douce et soumise qui parla.
— Allons ! se dit Pierre, il faut lui céder. Après tout, en faisant le supérieur, je n’aurais rien appris, car il a un caractère du diable. Au moins, comme ça, je saurai tout. Mais je ne veux pas le regarder, car j’aurais plus envie de l’embrasser que de le gronder. Il ressemble tant à sa mère ! — Voyons, Paul, parlez.
L’enfant s’approcha de son père ; et, pour cette fois, il put appuyer ses deux bras sur le dossier du fauteuil ; puis, il baissa la tête au niveau de celle de Pierre, l’embrassa, et dit à voix basse, avec un profond soupir :
— Vois-tu, père, je crois que je suis amoureux. — En voilà bien d’une autre ! — Tu sais bien, père, qu’il y a huit jours, j’ai été avec la chaloupe chercher des barriques au débarcadère. Pendant que les hommes arrimaient les tonnes dans la chaloupe, je me suis promené sur la côte ; et là-bas… tiens, tu peux le voir d’ici : c’est ce petit pavillon au milieu des orangers. — Allons ! bien, je le vois. Après. — Eh bien, père, j’ai vu là… oh ! une jolie femme qui regardait… Ma foi ! je ne sais pas ce qu’elle regardait… — Eh bien !… — Eh bien ! père, caché derrière un rocher pour qu’elle ne me vît pas, je suis resté plus d’une heure à la contempler. Et mon cœur battait et ma vue se troublait ; et, en revenant, il me semblait que je t’aimais deux fois plus, bon père ! — C’est donc pour cela, monsieur, que la chaloupe a autant tardé ? dit Pierre d’un ton qui cachait mal son émotion. — Lieutenant, reprit l’autre avec sa diable de voix brève, je vous ai donné des raisons que vous avez acceptées.
Il abusait de l’amour de son père, le maudit enfant.
— Paul !… — Allons ! reprit-il, père, ne te fâche pas ; tu vas tout savoir. Hier soir, je me suis affalé par l’échelle de poupe, j’ai mis mes habits dans un petit coffre que j’ai poussé devant moi, et j’ai été à terre à la nage. — Quelle imprudence ! tu sais bien, malheureux que ta blessure t’engourdit souvent la jambe au point de ne pouvoir nager. — Bah ! père, est-ce que j’avais le temps de penser à cela ? Et puis j’espérais la voir. — Enfin, l’avez-vous vue ? dit Pierre sans trop songer à ce qu’il y avait de peu grave dans sa demande. — Non, père. — Et que diable avez-vous fait pendant toute la nuit ? — Je me suis promené, père, promené autour de son jardin, devant ses fenêtres ; et je serais encore à les regarder, si ce vieux scélérat de maître la Joie ne m’avait pas surpris, et si je n’avais pas craint de trop t’inquiéter, père, dit l’enfant avec une admirable expression d’amour et de tendresse. — Et voilà tout, Paul, toute la vérité ? — Je ne mens jamais, père. — À la bonne heure. Mais tout cela est fort mal. Tu sais, mon enfant, que les Provençaux n’aiment pas la Salamandre ; il se passe d’étranges choses dans le Midi ; ces paysans sont méchants, et je crains pour toi comme pour nos matelots. Promets-moi donc de ne plus descendre à terre. — Non, père, parce que j’y descendrais quand je devrais y aller sur des charbons ardents, mais sans manquer à mon service. — Maudit entêté !… Mais, au moins, allez-y armé ! — Oui, père ; cela, je te le promets. — Je suis d’une faiblesse inouïe pour vous, Paul, et un jour vous me le reprocherez. Ah çà, comme tu as manqué ouvertement à la discipline, mon cher enfant, tu garderas les arrêts vingt-quatre heures… mais j’irai te tenir compagnie. — Bon père, cher père ! dit l’enfant en l’embrassant. — À la bonne heure, dit le bon lieutenant. Mais si tu savais ce que j’ai souffert d’inquiétude ! je n’ai pas dormi de la nuit. Pauvre ami, je n’ai plus que toi au monde ; songes-y donc.
Et il renfonça une grosse larme qui allait couler, car il entendit frapper à sa porte.
— Entrez ! dit Pierre en se retournant vers les fenêtres de la galerie pour qu’on ne vit pas ses yeux humides. Qu’est-ce ? — Lieutenant, dit un pilotin, le commissaire demande s’il peut commencer la paye. — Sans doute. Faites avertir l’équipage.